La biosphère va-t-elle être privatisée dans l’indifférence générale ? par Jean-Paul Vignal

Billet invité.

LA BIOSPHERE VA-T-ELLE ETRE PRIVATISEE DANS L’INDIFFERENCE GENERALE ?

On parle beaucoup de biodiversité depuis quelques temps ; le gouvernement français y est même allé de sa contribution, en devançant les sages de l’Académie Française pour publier une définition SGDG de la chose au journal officiel de la République Française du 12 avril dernier ; la biodiversité c’est, dixit le JO, la « Diversité des organismes vivants, qui s’apprécie en considérant la diversité des espèces, celle des gènes au sein de chaque espèce, ainsi que l’organisation et la répartition des écosystèmes ». Dont acte.

A peu près au même moment, le centre d’analyse stratégique, qui dépend du Premier Ministre, a publié un rapport préparé par Bernard Chevassus-au-Louis, Jean-Michel Salles, Sabine Bielsa, Dominique Richard, Gilles Martin et Jean-Luc Pujol qui s’intitule tout tranquillement : « Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes ». On change de registre, il ne s’agit plus de reconnaître que la vie, bien qu’elle s’écrive avec un alphabet restreint, est avant tout diversité, et que cette diversité est à la fois cause et condition de son extraordinaire résilience, mais de voir comment concilier les impératifs d’un univers économique de plus en plus envahissant avec les contraintes de la biosphère qui le supporte.

Sous des dehors patelins d’orthodoxie aux honorables couleurs scientifiques, on risque en fait ainsi de définitivement légitimer la marchandisation de la biosphère. Rien de moins. Ce n’est pas bien grave pour la vie elle-même. Quelques krachs boursiers et une augmentation de la température ambiante et des taux de gaz à effets de serre ne vont pas la tuer. Ils la changeront, c’est tout. Même l’utilisation de l’arsenal nucléaire ne suffirait sans doute pas à la détruire, sauf à faire exploser la planète. Et encore, qui sait ce qui pourrait se passer sur les morceaux restants. Mais c’est sans doute plus grave pour l’homme, car il est fort probable qu’il aurait du mal à survivre en tant que tel, tant physiologiquement, que psychologiquement, dans un monde transformé en décharge et baignant dans la chaleur moite d’une atmosphère polluée par toutes sortes d’émissions gazeuses plus ou moins olfactives.

Alors que l’on nous rebat les oreilles avec le principe de précaution, et tandis que la main magique des marchés s’est totalement déconsidérée en s’avérant incapable d’assurer la rationalité des choix qui demandent d’avoir une vision à plus de 24 heures, mais qu’on laisse néanmoins continuer à trembloter des variations quotidiennes qui font la joie des spéculateurs et le désespoir des utilisateurs, voilà qu’on propose sans trop oser le dire de confier à des mécanismes de marché l’avenir de la biosphère.

J’ai cru longtemps que c’était une façon comme une autre de sensibiliser le monde de la finance aux besoins et aux rythmes de l’économie durable. Je ne le crois plus. Il est trop tard pour cela. Le système financier s’est définitivement disqualifié en se servant de l’activité réelle comme d’un prétexte à ses acrobaties virtuelles : comment expliquer autrement que les échangés de devises, par exemple, représentent plusieurs dizaines de fois les mouvements réels de produits et de services, ou que les pertes des établissements financiers représentent également plusieurs dizaines de fois les pertes réelles constatées sur les fameux crédits « subprime » ? Il n’a plus sa place pour gérer un enjeu de cet ordre.

Prolongeant une longue tradition, certains souhaitent que l’on fasse confiance à une autre main magique, celle de dame nature, pour traiter ce délicat problème de la protection de la biodiversité. La proposition est techniquement plus recevable, car la nature sait effectivement prendre soin de tout, même des pires pollutions, comme l’ont par exemple montré certaines études sur l’élimination des PCB ou des séquelles des marées noires. Mais il lui faut du temps, beaucoup de temps. La seule façon de lui donner ce temps serait de ralentir notre propre rythme. Est-ce possible ? Oui, mais à condition d’accepter de laisser sur le bord de la route une bonne partie de l’humanité, et de revenir à une population de 3 à 4 milliards d’habitants, dont les deux tiers auraient une vie comparable à celle des occidentaux actuels et le tiers restant, déguisés en costume folklorique local, maintiendraient la « biodiversité » dans des réserves écologiques pour le plus grand plaisir des touristes. Cette perspective de licenciements collectifs massifs et définitifs ne me satisfait pas non plus.

Que cela plaise ou non, l’accumulation des connaissances non maîtrisée par autre chose que le profit financier à court terme s’avère être une catastrophe. Non pas que le savoir soit « mauvais ». Mais ses applications ne sont pas neutres. Jusqu’à présent seuls les militaires avaient le droit de l’utiliser à leur guise. Maintenant, les sociétés privées, – qui ont souvent d’ailleurs des liens étroits avec les cercles militaires -, souhaitent pouvoir en faire autant librement pour maximiser leurs profits.

Face à cette montée en puissance des pourvoyeurs transnationaux d’emplois et d’électeurs heureux et dociles, les gouvernements de presque tous les pays ont abandonné les choix de société à un marché dont le seul propos, la seule éthique, est de s’enrichir financièrement. On en voit le résultat. On veut confier maintenant à ce même marché, les choix en matière de « biodiversité ».

Il suffit d’observer l’évolution des cours du marché du carbone pour savoir que cela signifie la fin de la prise en compte du temps long, celui de la nature, pour décider de ce qui doit la protéger. Ce serait une faute considérable, car on peut être certain que, dans une telle hypothèse, tous les investissements dont la rentabilité se calcule sur plus de 3 ans seront négligés, et les investissements d’infrastructures abandonnés, ou confiés à la collectivité dans des conditions scandaleuses : c’est elle qui en supportera le risque initial, mais l’exploitation sera privatisée a vil prix dès qu’elle sera rentable, comme elle l’est systématiquement depuis 20 ans.

La seule solution acceptable est un retour du politique, non pas comme c’est le cas en ce moment en tant que mandataire plus ou moins servile d’intérêts particuliers, mais en tant que véritable représentant de l’ensemble du corps électoral qui l’élit. La biodiversité est une occasion de refuser d’aller plus loin dans la « privatisation » ambiante actuelle. Il n’est pas concevable que la gestion et la préservation du patrimoine génétique de la biosphère fassent l’objet de manipulations financières. Il doit rester un « bien commun », à la disposition et au service de tous. C’est un enjeu extraordinairement important dont le chaos économique actuel ne doit pas détourner l’attention de tous les hommes de bonne volonté.

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33 réponses à “La biosphère va-t-elle être privatisée dans l’indifférence générale ? par Jean-Paul Vignal”

  1. Avatar de Crystal
    Crystal

    Un peu plus de détail avec quelqu’un qui travaille dans le milieu :

    http://contre-grenelle.info/sons/08_bernier.mp3

  2. Avatar de Karluss
    Karluss

    @ Crystal
    terrible, je vais me faire enlever un poumon pour moins « carboniser » 😉

    sinon, vous semblez être plutôt en accord avec Jean Paul Vignal, tant mieux. En tout cas, son texte est le reflet des données essentielles qui doivent encadrer la Constitution (ECCE).

    bonne journée

  3. Avatar de Jean-Paul Vignal
    Jean-Paul Vignal

    @Karluss et Crystal

    Il n’y a effectivement rien de plus dangereux que le sacré car il évite de se poser des questions et de réfléchir ☺ L’important, je crois, c’est que dans le cadre d’ECCE nous trouvions un consensus sur ce qui doit être ou redevenir « un bien commun » et ce qui peut être propriété privée. Il me semble que cette définition de la propriété pourrait être à une constitution économique ce qu’est la déclaration universelle des droits de l’homme dans le domaine de la politique.

    Jean-Paul

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