MARX ET LE LIT DE PROCUSTE, par schizosophie

Billet invité.

Les philosophes, comme les économistes, n’ont encore qu’interprété Marx, il s’agirait maintenant de le lire, sans prisme, avec ses propres yeux. La liste serait longue des Marx hégélianisé, spinozé, voire christianisé. Sans parler du Marx ricardisé (le Marx penseur de l’économie politique pris dans cette lignée qui passe par Eduard Bernstein et Paul Jorion) entraîné dans les cercles marxistes ou proudhoniens où s’affairent ceux qui restent en deçà de la barrière installée pour interdire passage à la critique de l’économie politique…

La recomposition idéologique liée à ce recul devant l’obstacle, où il appert que le refus est imputé à la monture, présente aussi un Marx aristotélisé. Ce blocage théorique se retrouve chez l’un des meilleurs traducteurs, en français, du Livre I du Capital – Paul-Dominique Dognin, auteur des « Sentiers escarpés » de Karl Marx (1977, éd. du Cerf). Il est repris non explicitement par Paul Jorion.

Dans le tome II, appareil critique du tome I, Dognin organise un réseau de notes (59, 79, 90 à 92, 15) renvoyant à ce que dit Marx d’Aristote dans le Capital. La thèse de Dognin est explicitée dans la note 92 : « Évoquant cette problématique aristotélicienne, nous avons déjà écrit que Marx voilait par un contresens la solution que le philosophe grec apportait au problème (note 15). Le moment est venu de mettre ce contresens en lumière ». Paul Jorion, néo-aristotélicien déclaré, garde cette source sous le coude tout en affirmant « Marx se trompe ». Le contresens que croit déceler Dognin est formulé ainsi : « Or, faisant disparaître l’allusion au « besoin », Marx fait dire au texte qu’à défaut de commensurabilité véritable, la « mise à égalité » ne peut être qu’un « ultime recours pour le besoin pratique » (Notbehelf für praktische Bedürnis, ces mots ayant la prétention de traduire le pros de tèn chreian endechetai hichânos que nous venons de voir). »

Dognin déplace sur un problème de traduction d’Aristote par Marx les conséquences de ce que lui-même traduit de Marx par « mise à égalité ». Il est remarquable que ce déplacement ne fonctionne pas puisque Marx, censé, selon Dognin, « faire disparaître l’allusion au « besoin » » lit l’expression d’Aristote en faisant apparaître praktische Bedürfnis, que Dognin pourtant traduit lui-même par « besoin pratique ».

L’enjeu est ailleurs. Dognin a ouvert une fausse piste alors même qu’il traduit correctement Gleichsetzung par « mise à égalité ». Ce que Marx dit est que cette « commensurabilité » de l’utile, liée au besoin, est, chez Aristote, une commensurabilité d’après coup. L’enjeu réside en ce que quelque chose, censé être un intermédiaire entre les choses via les hommes, l’argent, est devenu le maître des hommes. Marx loue Aristote de l’avoir compris avant même l’avènement du mode de production capitaliste, vingt siècles avant que l’économie n’émerge comme discipline. Mais Marx dit aussi qu’Aristote ne l’a compris – et ne pouvait le comprendre – qu’à l’occasion d’une vision du monde rendue possible dans un horizon encore dégagé par l’inexistence du salariat. À cette époque, l’esclavage était l’enjeu de la lutte des classes. Les crises qu’a posteriori l’histoire baptisera « économiques » auxquelles était confrontée l’Antiquité étaient seulement financières. Les riches accaparaient de l’argent ou stockaient des esclaves, des denrées utiles, voire nécessaires, et organisaient la pénurie à leur profit. Cette pratique est, aujourd’hui, le métier des banquiers. Mais dans le mode de production capitaliste, le fondement de l’inégalité des conditions sociales, la source des richesses, repose sur l’exploitation du temps d’existence des hommes : le temps de travail moyen socialement nécessaire « mis à égalité » non pas selon les vicissitudes des prix, mais selon l’inégalité des relations salariales. La chrématistique que dénonçait justement Aristote n’est plus désormais qu’un effet des rapports de forces, non tant économiques ou politiques, que liés aux relations sociales, caractérisées par le travail consenti dans le contexte de l’apparente liberté contractuelle.

Dans le mode de production capitaliste, la « mise à égalité » n’est plus constituée après coup : Marx parle d’un « ultime recours », désormais, déjà là. Dans ce mode de production ultérieur, l’échange du désespoir existe par avance, selon l’offre de salaire émise, ou non, par le propriétaire des moyens de production, que le salarié putatif ne peut pas refuser.

Sur la traduction proprement dite, Marx se livre à une ironie à plusieurs sens en écrivant Notbehelft que Dognin rend par « ultime recours ».

Le premier sens renvoie à la notion de « cause finale », tout à fait invalidée dès les prémices de la pensée scientifique avec l’empirisme embryonnaire d’Occam. La notion de « cause finale » ferme la boîte systématique de la cohérence aristotélicienne où la forme du logos, devenue logique, devait être le signe de la réalité de son contenu rationnel. Or cette manière de penser ne tient plus avec l’avènement graduel du mode de production capitaliste, en gestation sous le mode de production médiéval, qui vit émerger les notions de temps, puis d’histoire, lesquelles dynamisèrent la relation à l’étendue, devenue espace détachée du temps, puis comme entraînée par lui. La cause précède l’effet, temporellement comme logiquement. C’est l’histoire, ce n’est pas Marx, qui a rompu avec Aristote.

Le deuxième sens concerne l’utilitarisme. Le besoin n’est pas la fin de l’achat, seulement son mobile. Car la finalité du produit, elle aussi, est déjà inscrite dans la chose telle qu’elle est produite par le moyen de production capitaliste. On n’y trouve plus chaussure à son pied, pour la fortune des podologues. Sur le lit de Procuste, on n’a encore « qualitativement mis à égalité » qu’au forceps, ce qui laisse des traces dans les têtes.

Procuste ou Procruste, en gr. Prokroustês (« Celui qui étire »). Myth. gr. Brigand de l’Attique, qui capturait les voyageurs et les étendait sur un lit de fer ; il leur coupait les pieds lorsqu’ils dépassaient, et les faisait étirer s’ils étaient trop courts. Il fut tué par Thésée (Larousse encyclopédique en couleurs).

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149 réponses à “MARX ET LE LIT DE PROCUSTE, par schizosophie”

  1. Avatar de Atchoum
    Atchoum

    Wouaw,

    Bon, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre. Merci pour cette tentative, vulgarisator. J’ai l’impression d’être passé de la bougie (1Lux) à la lampe de poche (au pile presque plate), bref encore bien loin de la lumière du jour.

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  1. Il me semble que chaque fois qu’il dessine un robot, il jui colle bien 5 doigts. C’est seulement avec les…

  2. Pas vraiment, c’est plutôt l’inverse : que plus personne n’a besoin de connaître une autre langue que sa langue maternelle.…

  3. @Pad Oh… Désolée, je n’avais pas encore lu vos commentaires avant d’écrire le mien à 16h03. Je constate que ChatGPT4…

  4. Euh… un peu étrange d’entendre(de lire) une IA (dépourvue de capacités de sentir) parler de ses sentiments… Il me semble…

  5. Voir John Berger sur ce sujet (ses articles dans le Diplo, une trentaine, notamment celui-ci sur le « regard du fou »……

  6. Pour compléter : les T.I.C et les réseaux , c’est ça : https://www.submarinecablemap.com/ Carte des câbles sous-marins

  7. les TIC et le monde de la finance : la guerre des T.I.C => la guerre des IAs en tant…

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