L’Économie positive, grimper par la face nord et la face
sud ?
, par Jean-Luce Morlie

Paul Jorion écrivait :

On ne peut pas résoudre la question « économie positive », sans poser également celle du lien « travail – revenus », qui est aussi la question « pas de travail – revenus quand même » – que le détenteur de capital, ceci soit dit en passant, a su résoudre de son côté, soit, pour reprendre les termes de Quesnay : « classes laborieuses / classes oisives »

J’essaie une voie d’approche, heuristique, par la face nord et la face sud, parallèlement.

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Sur quoi peuvent bien se fonder nos préventions envers « la voie vers la vie bonne » promise par J. Attali ? Les questions relatives à la vie bonne ne se posent qu’au-delà des malheurs de la faim du froid, de la maladie et Attali s’active contre ces misères. L’interrogation sur la vie bonne est d’un autre niveau certes, mais néanmoins, les réponses qui seront données, à ce niveau, aideront à résoudre les questions de premier niveau. Il me semble que les chantiers politiques vers la vie bonne (La voie humaine, pp. 155 – 199) , pourraient converger avec les opérations chirurgicales de Jorion dans le domaine de l’économie : une constitution pour l’économie, certes, mais pour quelle vie ? Supprimer la faim, le froid, et l’absence de recours devant la maladie peut aussi fonder l’assise pour la perpétuation de « la vie sans joie ». Il me semble que la proposition d’économie positive résout, mais dans un seul sens, les deux antinomies relevée par Jorion – pas de travail/revenus quand même – et – classe laborieuse/classe oisive – . Attali change les conditions du « travail » et Jorion les conditions du « non-travail », mais tous deux ne se préoccupent pas des effets de l’hystérèse, des comportements acquis (et enracinés au travers de la phase de travail qui s’achève) sur le processus de transition vers la phase du travail qui s’annonce. Nous pourrions examiner, ici tous ensemble, comment aborder le second versant et rechercher les mises en œuvre d’une transition éveillée, plutôt que de nous retrouver sortis de crise, en plein cauchemar.

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Cela fait un demi-siècle qu’Attali tient la longueur d’avance sur le « mainstream », et une fois encore, il est à l’heure : cet homme est donc dangereux – 😉 – . Les discours marginaux sur l’économie sociale « de proximité » qui depuis quarante ans succèdent à l’essoufflement du mouvement initial des coopératives, ont farci nos esprits du vocabulaire permettant d’accueillir le n’importe quoi pourvu que ce soit et coloré d’empathie et de « vert j’espère ».

Le mouvement de l’économie sociale a assurément permis de récupérer quelques places de cadre pour des universitaires déclassés par la crise des emplois dans l’université années des 80, de même, les certifiés des écoles de commerce récemment largués par les banques, mais aussi « les frais diplômés » en rade aux pôles emploi, et fatigués de porter leur misère hautaine … trouveront de quoi s’embarquer. L’économie sociale subventionnée, un peu ringarde, n’a rien changé grand-chose, et surtout, surtout, n’a voulu développer l’autonomie de ses publics afin que, par eux même, ils changent les conditions sociales ayant produit leur exclusion. Triste constat, et pourtant tous ces combats furent affectivement ressentis comme « généreux ». Sur ce même plan du contrôle social des populations, l’économie marchande présente un relatif passage à vide, aussi la classe administrative se sent-elle investie du devoir d’amortir le danger, mais cette fois, le champ d’action est planétaire et ça vous aura une allure, marquetée de bonnes intentions, bien supérieure aux anciennes vitrine des Oxfam. Nous sommes à l’heure où précisément ce sont de grosses machines qui devront être activées et paradoxalement, l’image de l’organisation de la « démerde » positive et surtout bricolée nous rassure, car elle cache encore la forêt à venir et l’effroyable puissance dont cet ennemi dispose.

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Sur le fond, l’économie relationnelle propose en effet d’inverser les modalités de la récompense de la classe des loisirs (Veblen + la remarque de Keynes citée par Paul à propos des « gros zizi » bourgeois) par transformation du travail en loisir. Par contre, en sens inverse, l’approche d’Attali me semble laisser de côté les mécanismes concrets de différenciation sociale par la « distinction » et la dominance symbolique.

Dans l’économie positive, la gratification du travail est le plaisir trouvé à l’accomplissement de soi et non l’obtention de l’argent comme moyen d’acquisition d’objets manufacturés comme marque distinctive et statutaire. Il ne s’agit pas, il me semble, simplement d’un changement du cadre économique par lequel la richesse se trouverait égalitairement distribuée, mais d’un changement de contexte anthropologique dans la façon dont nous concevons « la richesse », la distinction, l’exploit. La réalisation du projet attalien, autant que son naufrage sont à portée de main. Pourtant, diminuer la pression envers la recherche des objets obsolescents par lesquels se pérennisent les différences statutaires symboliques est, nous avons des raisons de le croire, le facteur clef de la résolution de la crise écologique.

Le paradigme – Pas de travail/revenu quand même – est « symétrique » au paradigme – classe laborieuse/classe oisive – ; (pour la classe oisive, pas de travail implique plus de salaires). Attali modifie la valeur « travail » dans l’équation du revenu en remplaçant un « travail aliéné » en « travail orienté vers la construction de la vie bonne ». Les archéomarxiens considéreront l’opération comme un « copillage », et nombre d’entre nous selon des raisons diverses nous s’inquiètent déjà ; c’est sans doute un symptôme que quelque chose cloche dans la voie humaine. Pourtant, avec un titre pareil, l’adhésion, c’est comme le pinard ça devrait être obligatoire !

Attali adhère à sa pensée, par contre pouvons-nous adhérer sans faille à notre propre rejet de la sienne ? La position de Paul Jorion – Pas de travail/revenu quand même – consiste à prendre les mesures permettant de faire circuler la trop grande concentration d’argent en quelques mains en direction des exclus par les robots (et de se donner les moyens d’empêcher la reconcentration automatique de l’argent). Je suis de l’avis implicite de Paul, « laissons les gens s’occuper eux-mêmes de la façon dont ils voudront passer leur temps ». Attali est moins débonnaire, il oriente le jeu de l’oie , mais laisse, avec une finesse assez retorse, une case « repos et biens essentiels » pour ceux qui n’auraient pas envie de jouer.

Ces deux scénarii, il me semble, n’envisagent pas l’hystérèse de la forme de domination sociale organisée autour du travail, c’est-à-dire la prégnance de l’organisation militaire et hiérarchique du bureau de l’usine et du chantier, laquelle est compensée par les rêves délicieux de « petit chef » et de « promotion canapé » comme par l’ensemble des procédés économiques déviants, lesquels comme chacun le sait dans son for intérieur, égalisent les chances des moins doués d’entre nous pour se conformer aux codes de la façade économique et sociale « mainstream ».

Ne devrions-nous pas nous intéresser à « l’hypocrise » sous la crise ? Nous sommes en droit de penser que les promoteurs de l’économie positive ne peuvent vouloir le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire promouvoir la réalisation de soi par l’altruisme tout en s’arrangeant pour obtenir « le rang de distinction symbolique » qui leur permet d’espérer les rapports sociaux les réseaux dont il disposent aujourd’hui , pour transposer leur position actuelle, à ce que sera demain, Boïeldieu (Attali ajoute le droit aux réseaux, pour tous). L’économie positive ne peut avoir pour but caché de ses acteurs de se placer demain dans une échelle de dominance réglée cette fois par l’altruisme bien ordonné, jusqu’à autoriser « la démerde autonome » des plus malchanceux en matière de machine à lessiver. Un scénario sociologique, de type space opera, me semble possible : à terme, les robots aidant et la frugalité intériorisée, nous pouvons sociologiquement imaginer que l’économie positive nous ferait régresser à une société de rang, laquelle serait réglée par la répartition inégale du « plaisir d’être » et non plus de « la peine à avoir » (comme on disait dans nos bons vieux cours de morale ringards). Sur le plan des émotions intérieures comment, en effet, distinguer celles qui sont ressenties par un chef traditionnel portant trois plumes d’ara de celles ressenties par un Soros accrochant trois fondations à son chapeau ?

Sur le fond et pour faire court, l’altruisme, la générosité ne sont pas des impedimenta pondéreux aussi, Attali nous propose-t-il de « voyager léger », ce qui ne passe pas très bien chez ceux que la mauvaise bouffe usuelle rend amers. La voie proposée par Attali me semble pourtant fortement étayée, d’une part parce que la fonction de nomadisme est autant fantasmée aujourd’hui qu’elle fut et continue, il me semble vrai, d’être historiquement porteuse. En effet, les notions de territoire, de propriété et de dominance, de travail ne sont en rien inscrites dans les gènes, elles sont seulement liées à l’équilibre des plaisirs et des déplaisirs, ressentis par le jeu interne de nos circuits de la récompense et de l’inhibition de l’action et programmés par les comportements transmis par la socioculture. Le territoire est construit par la mémorisation de l’espace dans lequel s’effectue la recherche de gratification, assurer sa domination dans un espace est une modalité d’acquisition de satisfaction. Ainsi, le gars qui dispose d’un jet privé va chercher ses objets et situations gratifiantes bien en dehors de sa « nation » ; Attali se balade partout, avec son carnet d’adresses pour territoire, tandis que Ryan air, à low cost et à grand risque, opérationnalise le concept attalien de « superclasse ».

De même, la « pulsion colonisatrice » n’est pas inscrite dans les gènes, cette notion exprime une relation usuelle aux formes particulières de socioculture vis-à-vis de la recherche de gratifications. « Nous allons chercher plus loin » pour ne pas avoir à nous battre pour des places déjà prises en allant là où il y a des places encore à prendre. Dans l’encombrement des villes, l’argent et la propriété sont les moyens en usage par lequel nous établissons le rapport de dominance nous facilitant l’accès aux gratifications convoitées, femmes du monde, honneurs … tout autant qu’aux smartphones tombés d’un camion ».

Par contre, il est vrai que l‘usage d’automatismes langagiers comme « l’amour sacré de la patrie » permet d’ossifier les sociocultures dans leurs formes acquises de défense de « territoire », généralement au bénéfice des quelques-uns … dont la socioculture privilégie la position dans ce « territoire ». Sur le thème des automatismes socioculturels, Il me semble qu’un retournement similaire à celui du travail, mais émotionnellement encore plus ardu, serait de se poser la question « comment rémunérer le propriétaire pour la charge que cette propriété lui impose, puisqu’en définitive, c’est la propriété qui est propriétaire du propriétaire ».

Il en est « kamême » quelques-uns qui en « ont bien trop » ; ceux-là ne sont pas à portée des petits bras des politiques incapables – pour changer tout – de remettre en route une simple petite loi sur les paris. Comme le faisait remarquer Depardieu, ça fait bien longtemps que plus de la moitié des vingt « people » qui font « les une » de France Dimanche se sont taillés, … quel cinéma, mais quel cinéma …

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Jacques Attali, La voie humaine. Pour une nouvelle social-démocratie, Paris : Fayard 2004

 

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