L’EUROPE VICTIME D’ABORD D’ELLE-MÊME, par Jean-Pierre Pagé

Billet invité.

Après l’« Hiver » de l’année 2012, tout se passe comme si le « Printemps » était arrivé avec l’année 2013. Les Bourses remontent, les congratulations entre les puissants de ce monde à Davos (non sans un certain nombre d’inquiétudes récurrentes) suivent des déclarations selon lesquelles « la crise serait derrière nous » et les satisfecit accordés à l’action des autorités européennes donnant l’impression que la zone euro est en voie de guérison. Même Mario Draghi, d’ordinaire plus prudent, ose annoncer une « reprise de la croissance » au deuxième semestre. Ceci contraste, au demeurant, avec la véritable déprime –  le « French bashing » – de nos compatriotes.

Cette autosatisfaction est pourtant extrêmement trompeuse. Les espoirs d’amélioration de la situation relèvent pour une grande part du « wishful thinking ». Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, les programmes d’austérité n’ont pas rétabli les équilibres (cf : les propos de Christine Lagarde, directrice du FMI, et de Olivier Blanchard, le « chief economist » de cet organisme). Quand ils ont réduit les déficits et l’endettement publics, c’est généralement, au prix d’une perte de substance des économies considérées manifestée par des baisses significatives du PIB et une augmentation dramatique du chômage, comme en témoignent les cas de la Grèce, bien sûr, mais aussi de l’Espagne, du Portugal et, même, de l’Italie. Même si la montée du chômage en France y est inquiétante, la situation est différente, car la « doxa » de l’austérité n’y a pas été appliquée avec la même rigueur, comme nous le reprochent tant de « bons esprits ».

L’on se plaît à invoquer l’attitude des « marchés » qui seraient redevenus plus optimistes (et – faut-il le souligner ? – n’ont jamais condamné notre pays). Même si la vision des marchés n’est pas la panacée, reconnaissons qu’ils ont souvent une perception plus juste de la situation économique que celle des dirigeants européens qui, trompés par de prétendus « experts », après s’être entichés des vertus des politiques d’austérité, en découvrent un peu tardivement les inconvénients. Comme un contre-exemple illustrant l’attitude « réaliste » des « marchés », témoigne le soutien sans faille que ces derniers ont accordé, tout au long de la crise, à la Pologne, bien que celle-ci ait flirté avec des niveaux de déficit et d’endettement publics à la limite de l’intolérable selon les canons de Bruxelles et parce que la Pologne menait une politique économique dynamique dont elle récoltait les fruits par une croissance qui ne s’est jamais démentie durant la période considérée.

Autre imposture qu’il convient ici de dénoncer : la « doxa » selon laquelle le salut viendrait des fameuses « réformes structurelles » améliorant la compétitivité. Il convient, tout d’abord, de désacraliser les réformes « Schroeder », du nom de l’ancien Chancelier allemand, qui ont affaibli l’édifice du modèle social allemand, fondement du consensus dans ce pays, et de les remettre à leur place. Même si ces réformes ont incontestablement permis à l’Allemagne de rétablir significativement sa compétitivité, ce pays le paye très cher par le développement des « petits boulots » à temps partiel et de la pauvreté. Cette situation, dénoncée très tôt par certains éléments majeurs de la social-démocratie et de l’intelligentsia allemandes conduisant à la sécession d’une fraction du parti social-démocrate, n’est supportable que dans la mesure où ses retraités – qui constituent une partie très importante de la population   – ne sont pas trop touchés et où les emplois précaires et mal payés sont de plus en plus pourvus par une immigration en provenance des pays du Sud de l’Europe trop heureuse de pouvoir les accepter. Il faut bien prendre conscience de ce que, sournoisement, les « réformes structurelles », qui sont aujourd’hui la « tarte à la crème » d’esprits qui se veulent évolués, procèdent d’un malthusianisme d’un nouveau genre fondant le succès de l’économie sur la paupérisation et la réduction de la protection sociale d’une partie importante de la population.

Cette véritable polarisation sur les réformes structurelles telles qu’elles sont définies aujourd’hui est d’autant plus regrettable qu’il suffirait d’une significative dévaluation de l’euro – que la difficile situation actuelle de l’Union européenne pourrait aisément justifier – pour obtenir une amélioration sensible de la compétitivité de la zone euro sans que l’on ait à en subir les redoutables conséquences. Mais ceci se heurte à un double obstacle : la véritable « guerre monétaire » feutrée que se livrent plusieurs des grands pays, enclins à déprécier leurs monnaies pour résoudre leurs problèmes économiques, d’une part, l’attitude doctrinale qui demeure fondamentalement celle de la BCE et de la classe dirigeante allemande en faveur d’un euro fort, d’autre part. En outre, le raisonnement, qui est à la base de la politique européenne actuelle, selon lequel l’Europe pourrait sortir de la crise par une amélioration des compétitivités des pays qui la composent, obtenue par une réduction simultanée de leurs coûts de production, a ses limites. Il ne faut pas oublier que 35% seulement du commerce extérieur européen concerne les pays extérieurs à l’Union, le reste étant intraeuropéen. Si l’on ne peut qu’approuver l’idée d’une recherche conjointe de l’amélioration des compétitivités des pays membres en Europe, il ne faudrait pas qu’elle débouche sur une « guerre des compétitivités » intraeuropéenne par des « dévaluations internes », extrêmement coûteuse, comme l’est déjà la « guerre fiscale » à laquelle ces pays se livrent sans vergogne et sans pudeur. Autant une politique de l’Union visant à tirer un parti optimal des ressources abondantes et variées de l’Europe pourrait être bénéfique, autant une politique visant à développer de manière indifférenciée partout les capacités d’exportation de ses membres sur le modèle de l’Allemagne risque de s’avérer contre-productive.

Il est donc temps de repenser l’UE, non comme une juxtaposition d’entités indépendantes pouvant se livrer une féroce concurrence, mais comme un tout menant une politique globale conduisant à une répartition en son sein des activités économiques tenant compte des atouts et des forces et faiblesses différentes de chacune de ses composantes. C’est dans cet esprit que devraient être relevés les grands défis européens que sont la mise au point d’une politique de l’énergie à l’échelle européenne respectueuse des contraintes de l’environnement, la réalisation  des infrastructures qu’exige l’aménagement de l’espace européen ou le développement d’industries d’avenir à la mesure de la dimension de l’une des économies les plus grandes du monde sur le modèle de EADS, plutôt que de le laisser tenter par les États-membres à la petite semaine avec leurs modestes moyens du bord. Il y aurait là tous les ingrédients pour créer des emplois et faire repartir la croissance. Cette politique économique globale devrait impliquer, entre autres « réformes » , de façon prioritaire, une harmonisation des fiscalités sur le capital et le travail empêchant les pitoyables manœuvres d’échappement des citoyens européens auxquelles nous assistons, même si une telle modification heurterait une montagne d’intérêts et susciterait une résistance farouche.

 

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