COMMENT JE SUIS DEVENU UN SOCIAL-DÉMOCRATE EXTRÉMISTE, par Michel Leis

Billet invité

Mon entrée dans l’adolescence a coïncidé avec la fin des Trente Glorieuses. De la période qui a précédé, il ne me reste que des souvenirs assez lointains et l’impression que la croyance dans de beaux lendemains était partagée par le plus grand nombre, à commencer par mes parents. Les livres de mon enfance s’extasiaient sur les progrès de la technique quand la télévision (encore en noir et blanc) retransmettait les premiers pas de l’homme sur la lune. La foi dans le progrès, la science et l’amélioration des conditions matérielles ne pouvaient conduire qu’à un avenir meilleur pour tous, du moins le pensais-je, le pensions-nous.

L’histoire individuelle et la nostalgie sont des prismes qui déforment une réalité autrement plus âpre. Quand l’on regarde l’histoire factuelle, les luttes sociales ont été nombreuses et parfois violentes, l’amélioration des conditions matérielles n’a vraiment commencé qu’au milieu des années 60, l’appel à la main d’œuvre immigrée s’est fait dans des conditions souvent indignes, la fin des empires coloniaux s’est passée pour l’essentiel dans la violence et la douleur. Pourtant, si la manière n’y était pas et le prix en a été élevé, les avancées de cette période sont indéniables : décolonisation, hausse continue du pouvoir d’achat, développement d’une classe moyenne, équipement des ménages, instauration de salaires minimaux et développements de l’État providence, la liste est trop longue pour pouvoir être exhaustive.

Pour expliquer ces avancées, on peut mettre en avant la volonté du monde politique de mettre en œuvre des réformes. En ce sens, on peut dire que cette période aura été l’apogée de la social-démocratie, au-delà de la couleur politique auquel on associe traditionnellement cette idée. Le monde politique de l’époque semblait porter une vision de long terme. Peut-être était-il simplement en phase avec cette croyance généralisée dans les bienfaits du progrès[i] et d’un futur meilleur. Plus sûrement, cette dimension de long terme prenait en compte les leçons de la crise de 29, de la deuxième guerre mondiale et les menaces potentielles résultant de la guerre froide. La multiplication des réformes et des projets exprimait aussi la simple volonté de s’affirmer dans le contexte d’une rivalité généralisée entre blocs et pays.

On peut aussi s’interroger sur la relation entre les nombreux conflits de toute nature et les avancées qui en ont découlé. Elles semblent montrer à tout le moins un rapport plus équilibré entre les acteurs que celui qui prévaut aujourd’hui. À mon sens, la combinaison de cette vision politique inscrite dans le long terme et d’un équilibre relatif entre les acteurs était la nature même de la social-démocratie, il est utile de revenir sur cette situation qui a perduré près de trente ans.

L’un des éléments fondateurs de cette combinaison aura été paradoxalement la guerre froide. La décolonisation doit beaucoup au soutien sans faille apporté par le bloc soviétique aux nombreux mouvements de libération. En Europe occidentale, malgré les ravages du stalinisme, l’aura du bloc de l’Est persiste, entre sa contribution à la victoire sur le nazisme et ses réalisations techniques. Elle contribue à la puissance des syndicats et des partis communistes qui poussent les avancées sociales. Pour les gouvernements, la menace potentielle de la guerre froide, les projets de prestige et les réussites qu’il fallait montrer au bloc d’en face venaient s’ajouter au développement des infrastructures et contribuaient à des politiques largement keynésiennes. Le financement de ces politiques impose une fiscalité élevée vis-à-vis des entreprises qui contribue à maintenir la norme de profit dans des limites raisonnables. Les gouvernements entendent aussi montrer une forme de vitrine vis-à-vis du bloc d’en face et votent des avancées sociales bien au-delà de leurs courants politiques. Finalement, la plus grande réussite du bloc soviétique aura été sa contribution à la prospérité de l’occident.

Limiter cette situation d’équilibre relatif aux seuls effets de la guerre froide serait pourtant caricatural. La reconstruction a été le déclic initial de la croissance, elle a évité les erreurs de la première guerre mondiale, entre les aides américaines, des réparations de guerre limitées et un financement assuré par fiscalité élevée. Par la suite, la position hégémonique du dollar a permis aux États-Unis de financer sans trop de douleur des politiques keynésiennes pendant plus de deux décennies. Dans le même temps, le retour au plein emploi mettait les salariés en position favorable dans les négociations et offrait une alternative individuelle quand les luttes collectives ne portaient pas leurs fruits. Le développement des nouvelles technologiques engendrait un formidable appel d’air pour les gens sortant des universités et des écoles d’ingénieurs, l’éducation était la promesse d’accéder à l’ascenseur social. Les gains de productivité étaient encore absorbés par la croissance, le partage de la valeur ajoutée montrait clairement une répartition plus favorable aux salariés.

L’utilisation du vocable social-démocratie reste fréquente dans les médias, la plupart des partis proclament leur attachement à cette idée, de nombreux syndicats font mine de dénoncer sa forme actuelle. Je pense pour ma part qu’ils se trompent doublement. D’une part, ils font référence à un monde disparu. La social-démocratie s’est dissoute dans l’approche gestionnaire qui est la norme politique actuelle, celle à laquelle se réfèrent tous les partis de pouvoir actuels. D’autre part, ils ne font pas référence à ce qui était l’essence même de son fonctionnement, c’est-à-dire ce rapport de force équilibré entre les acteurs et une vraie vision politique. Dans le cadre d’une décision qui était orientée directement ou indirectement par le pouvoir, aucun des acteurs n’est parvenu à imposer une situation durablement défavorable aux autres.

Le monde politique s’est choisi dans les années 80 l’économie comme principal instrument de mesure de son action. L’économie de marché a été promue au rang de modèle et d’horizon insurpassable pour l’ensemble de l’humanité. L’État n’a plus de vision, la politique s’est fondue avec l’univers de la gestion et le pays a été considéré comme une simple entreprise. Nous ne vivons plus dans monde démocratique et encore moins dans un monde social. Au choix politique exprimé par les citoyens se substituent les groupes de pressions qui ne représentent que leurs intérêts particuliers, la démocratie disparait au profit d’une décision fondée sur le chantage et les rapports de force. L’Europe ajoute une couche supplémentaire où la dilution et la distance permettent aux lobbys de s’exprimer pleinement. La dimension sociale n’apparait plus dans le discours politique que pour expliquer pourquoi celle-ci est vouée à disparaitre au nom d’une bonne gestion.

Ce climat plus que favorable pour le capital a été le point de départ de l’élévation de la norme de profit. Avec le développement du crédit et de l’économie financière, elle a atteint des sommets, se propageant sous forme de  contraintes à l’ensemble de l’économie. Les gains de productivité sont accaparés par le seul capital tandis que le travail restant s’exporte peu à peu vers des cieux plus cléments. La base de clients solvables s’érode tandis que les individus cherchent à maintenir la plus-value d’image par l’objet. Ils ont donné leurs voix aux politiciens qui promettaient plus de pouvoir d’achat et moins d’impôts. Ce faisant, ils ont accentué les tensions et contribué à leur propre fragilisation. En favorisant systématiquement l’accumulation, le pouvoir politique est rentré en concurrence avec le pouvoir de l’argent, il a peu à peu perdu ses moyens d’action et se retrouve menacé de tout côté : par les alternances répétées voulues par des citoyens excédés et par la montée des extrêmes.

Au-delà des enchainements factuels, des causalités et des raisons, il y a une mécanique générale des crises.  L’image de la dérive des continents me paraît la plus appropriée. Des plaques dérivent dans des directions divergentes, créant des points de tension, et au sein même des plaques, la dynamique du mouvement engendre des lignes de failles qui sont autant de points de tension supplémentaires. Quand celles-ci sont trop fortes, les tremblements de terre surviennent, les crises éclatent et dans cette perspective, crises économiques et crises sociales sont largement équivalentes dans la libération d’énergie destructrice.

On aurait pu imaginer que les politiques sous contrainte de la crise se dirigent peu à peu vers un nécessaire rééquilibrage. La menace pesant sur les économies et la cohésion sociale aurait pu conduire au rétablissement d’une vision de long terme et à une sortie des politiques gestionnaires. Il n’en a rien été. Pire encore, le traitement actuel de la crise par les instances politiques accentue encore le déséquilibre entre les acteurs et accroit les tensions au lieu de les relâcher. On est dans « le paradoxe du Guépard » qui sert de fil rouge à ma réflexion : « Il fallait se dépêcher de tout changer afin que rien ne change », mais les réformes entreprises nous entraînent inéluctablement vers la crise suivante et des changements encore plus radicaux. À voir la Grèce, l’Espagne et l’Italie, il se pourrait bien que ces bouleversements viennent simplement des urnes, juste retour de bâton de la part d’une démocratie que l’on avait mise peu à peu sous le boisseau.

On peut exprimer une certaine fascination pour le populisme d’un Beppe Grillo, entre idées généreuses et dérives populistes. On peut aimer le tribun Mélenchon, sa capacité à défendre des idées sociales, sa force de conviction. Mais entre le populisme de droite que je rejette avec la plus grande force et le populisme de gauche qui navigue entre utopies (dont on sait qu’elles ont souvent mené par le passé aux pires extrémités) et un programme qui a des parfums de revanche, j’aimerais proposer l’idée un peu folle d’un retour à la social-démocratie. Une social-démocratie consciente de sa mission et ne reposant pas sur des politiques contingentes, une social-démocratie décidée à éviter les erreurs qu’elle avait commises dans l’après-guerre, une social-démocratie qui se donnerait comme tâche de rééquilibrer les rapports de forces et de relâcher les tensions.

Ce relâchement des tensions suppose la réalisation d’un certain nombre de conditions. Dans le couple individu – entreprise, le rééquilibrage passe par le partage du travail, la modération de la norme de profit et une évolution de la norme de consommation. Pour le couple monde politique – monde économique, il est urgent de mettre fin à une situation de concubinage notoire où le monde économique dicte ses conditions.

La relation salariés – entreprises se dégrade d’année en année parce que le travail se fait rare. Paul Jorion évoque souvent le travail qui disparait, pourtant cette disparition n’a rien d’inéluctable. On voit dans les anciens pays du bloc de l’Est, en l’absence d’allocations chômage, des activités de service employant une multitude de personnes, voire des métiers que l’on croyait disparus comme pompistes. En Allemagne, les lois Hartz ont montré qu’il y avait une demande pour des emplois additionnels dans les services. En fait, dans une multitude d’activités, l’automation ne s’impose pas car il y a n’a pas ou peu d’alternatives, et donc pas de problèmes de compétitivité. Bien sûr, il importe que ces emplois soient décemment payés, ce qui n’est pas le cas puisque les salariés ont intégré ce rapport de force en leur défaveur et certains gouvernements utilisent ces emplois comme variables d’ajustement. Dans l’industrie, des transports bon marché permettent aux entreprises d’exporter le travail à bon compte puisque la réimportation des composants ou de produits finis ne coûtent pratiquement rien. L’économie réelle maintient une norme de profit élevée à bon compte. L’interdiction de la spéculation souvent évoqué sur ce blog, une fiscalité adaptée (y compris pour les consommateurs) telle que celle que j’évoquais dans mon précédent billet permettraient de contenir la norme de profit, d’influencer le comportement des individus et de contraindre à ce partage du travail.

Le divorce du couple monde économique – monde politique n’a rien d’une évidence. Personne ne peut empêcher les élites formées dans les mêmes écoles et souvent originaires des mêmes milieux de se côtoyer. De nombreuses raisons favorisent l’établissement d’un langage commun entre les élites et la prédominance du discours gestionnaire dans le monde politique n’en est pas la moindre. Le rééquilibrage du rapport de force doit d’abord venir d’une volonté politique mais il y a quand même quelques mesures qui pourraient aider à ce divorce. Le lobbying doit être la première cible, en obligeant les entreprises à rendre publiques les dépenses directes ou indirectes en ce domaine (y compris une part de ce que y est réalisé par les instances professionnelles). Ces dépenses en lobbying devraient être lourdement taxées et le produit de ces taxes devrait être reversé aux organisations citoyennes. Le passage du public au privé devrait être rendu beaucoup plus difficile, tandis que le patrimoine des hommes politiques devrait par obligation exclure toutes valeurs mobilières. Enfin, le financement politique au sens de la vie de la cité devrait être largement subventionné. La démocratie a un coût, elle implique des médias accessibles, pouvant clairement défendre des courants d’opinion et totalement indépendants des pressions financières. Elle implique aussi des partis politiques largement financés par le public et ne dépendant pas de contributeurs privés.

Le plus difficile reste pourtant le rétablissement d’une vision politique de long terme qui ramènerait l’économie à sa juste place, celle d’une économie positive généralisée. Restreindre les débats en cours sur la compétitivité ou les retraites à une simple question de coûts, de financement et d’équilibre budgétaire ne peut tenir lieu de vision politique et démontre au contraire cette absence de réflexion et de perspectives. Tant que le seul futur qui préoccupera le monde politique sera celui de l’équilibre budgétaire et le maintien d’un environnement économique favorable, l’Europe sera condamnée à l’échec. Dans ce domaine, la Chine a une longueur d’avance : elle a une vraie vision stratégique, elle sécurise ses ressources pour le futur en faisant fi de toutes considérations écologiques, sociales et politiques. Le positionnement pertinent de l’Europe devrait être la préservation des biens communs et une vision sociale, c’est en tout cas celui qui préserverait un rôle de modèle et de moteur dans le monde.

Enumérer les conditions nécessaires à ce rééquilibrage permet de mesurer combien le rétablissement d’une vraie social-démocratie est difficile. Cette position extrémiste est pourtant la mienne, je pense que cette voie étroite est le vrai rempart de la démocratie. Un déséquilibre majeur entre les acteurs ne peut subsister dans le temps : ou bien il explosera dans une crise majeure dont nous n’avons vu que les prémisses, ou bien les choses seront maintenues en l’état par la force. Ce discours de gestion qui est devenue la norme politique actuelle a rendu le personnel politique autiste et il n’est pas sûr que les élections italiennes lui servent de leçon. Au train où vont les choses, l’arrivée au pouvoir des extrêmes dans un ou plusieurs pays d’Europe n’est plus une question de probabilité mais une question de temps.



[i] Dans mon essai, je défends l’idée que le progrès en tant que croyance collective partagée par le plus grand nombre était la norme sociale dominante de l’époque

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