LE MONDE-ÉCONOMIE, Lord Turner : mettre fin aux activités financières « socialement inutiles », lundi 8 – mardi 9 avril 2013

Lord Turner et la City

Lord Adair Turner, qui fut président jusqu’au 31 mars de la Financial Services Authority, le régulateur des marchés financiers britanniques, agence désormais scindée, a eu l’amabilité de répondre à quelques questions relatives aux remarques qu’il avait faites en 2009 sur les « activités financières socialement inutiles » et la nécessité d’y mettre fin, observations qui avaient provoqué une levée de boucliers dans les milieux financiers : « La grande masse des commentaires relatifs aux activités « socialement inutiles » est venue de la City », me signale Lord Turner.

La violence de la réaction à ses propos n’est pas surprenante, émanant d’un petit cercle où l’on révère des opinions parmi les moins honorables de certains « prix de sciences économiques à la mémoire d’Alfred Nobel ». On se souvient de Friedrich von Hayek (récipiendaire en 1974), selon qui la notion de « justice sociale est une expression entièrement vide, privée de tout contenu déterminable » ou de Milton Friedman (récipiendaire en 1976), pour qui « la notion de responsabilité sociale […] conduit immanquablement au totalitarisme ». Remarques qui ne manquent pas de piquant quand on sait que l’un et l’autre tinrent à prodiguer leurs conseils au général Augusto Pinochet. Von Hayek précisa lors d’un voyage au Chili : « Je préfère personnellement un dictateur libéral à un gouvernement démocratique qui ne serait pas libéral ». Le jury du « Nobel d’économie » exprimera-t-il jamais des regrets quant à certains de ses choix particulièrement malencontreux ?

Lord Turner dit : « Les gens de la City furent horrifiés que je mette en question les activités de marché et l’arbitrage de la réglementation financière », pour expliquer ensuite ce qu’il entend par là. D’abord pour ce qui touche aux activités de marché : « Une affirmation controversée, formulée par des économistes tel Keynes, est qu’il arrive que la taille de ces activités dépasse le niveau optimal d’allocation efficiente du capital et de l’épargne, au point de se transformer en activités à somme nulle, voire même à somme négative. Ce bilan négatif s’explique d’une part par la ponction de ressources économiques réelles qu’elles opèrent, d’autre part par l’apparition au sein du marché d’une instabilité financière qui fera que ceux des intervenants qui ne sont pas « teneurs de marché » devront se couvrir et rémunérer ceux qui le sont (à l’aide ici aussi de ressources réelles) pour que ces derniers gèrent cette instabilité ».

Pour ce qui touche à l’arbitrage de la réglementation financière, Lord Turner dit que « les petits jeux d’arbitrage de la réglementation impliquent la mise au point de montages financiers qui permettront à une entreprise de réduire son capital alors que sa fonction économique demeure inchangée. Les entreprises apparaîtront en conséquence en meilleure santé qu’elles ne le sont réellement. Il va de soi que de telles manipulations n’augmentent pas la taille du gâteau, et ne présentent du coup aucune utilité sur un plan social. Il s’agit au mieux d’un jeu à somme nulle, mais en réalité à mon sens d’un jeu à somme négative, du fait que sont mobilisés pour ces opérations, d’excellents esprits qui pourraient mettre leur talent au service de tâches plus fécondes et plus exaltantes ».

Lord Turner conclut : « Les gens de la City négligeaient complétement les questions fondamentales – car il s’agit bien ici de questions fondamentales – comme le volume souhaitable du crédit dans un pays comme le Royaume-Uni et la question de savoir si son système financier ne contient pas un nombre excessif de créances ».

Lord Turner établit-il une différence entre les activités financières « socialement » inutiles et celles qu’il appellerait « économiquement » inutiles ? La réponse se trouve dans la Lionel Robbins Lecture qu’il prononça en 2010 (*) où il expliquait que « l’optimalité d’un point de vue social peut exiger une redistribution des revenus économiques » (p. 92), une considération apparentée à celles qui motivaient John Maynard Keynes autrefois : que la solution des problèmes économiques ne peut s’énoncer qu’en termes qui sont eux politiques. Keynes affirma ainsi durant les années noires de la Dépression que la logique économique n’exige pas le plein emploi, mais le vivre ensemble oui.

Lord Turner avait fait remarquer dans un autre contexte que notre économie de marché veut que chaque génération revende à la suivante le parc immobilier à des prix ridiculement gonflés, soulignant qu’il s’agit avec les prêts au logement d’une activité financière là aussi « socialement inutile ». L’énoncé candide de telles vérités a multiplié bien entendu le nombre de ses ennemis au sein de la City, ce qui explique sans doute sa candidature malheureuse à la succession de Mervyn King au poste de gouverneur de la Banque d’Angleterre. Si le petit garçon qui dit que le roi était nu avait ensuite fait carrière, soyons sûrs que cela se saurait aujourd’hui.

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(*) Adair Turner, Economics after the Crisis. Objectives and Means, Cambridge (Mass.) : The MIT Press, 2012

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