Addendum à mon billet intitulé « Totalitarisme mathématique », par Bertrand Rouziès-Leonardi

Billet invité.

Tout bien considéré, parmi les mathématiciens célèbres, il en est assez peu qui aient commis cette obscénité, enseignée pourtant dans presque toutes les unités universitaires de la fabrique des cerveaux, de vouloir coller à tout prix aux préoccupations de leur époque. Encore moins nombreux sont ceux qui ont tiré leur époque à eux, comme on tire sur une nappe, pour diriger vers la panse gargantuesque de leur systématique les régions du génie humain qui échappaient encore à leur insatiable appétit. Dans mon billet du 29 mars 2013, j’exprimais ma déception de voir Cédric Villani verser dans ce second travers en validant par son portrait, sorte de blanc-seing photographique, la réclame d’une plaquette du Monde pour une nouvelle collection de livres de vulgarisation scientifique vulgairement intitulée : « Le monde est mathématique ». Un tel titre était tentant, il est vrai. Il comporte à l’oreille une ambiguïté référentielle qui fait entendre simultanément « Le Monde » et « Le monde ». Un énoncé plus modeste et plus neutre du genre « Usages des mathématiques dans les productions humaines » n’eût sans doute pas percolé autant les esprits spongieux des lecteurs du journal. Non, et cela est heureux, le monde n’est pas mathématique, pas plus qu’il n’est physique ou philosophique. Il est toute sorte de choses en même temps, dont beaucoup d’inconnues et d’instables qui excèdent les limites disciplinaires où notre entendement troglodytique, confondant savoir et possession, s’efforce de les enfermer. S’il n’est pas mathématique, Le Monde entend néanmoins faire du chiffre. Il ne percole pas, il racole et risque à la longue, par de tels raccourcis publicitaires, d’amaigrir la pensée qu’il prétend nourrir. En tant que lecteur du Monde et admirateur de Cédric Villani, je me suis senti doublement offensé.

Il serait difficile, maintenant que la machine éditoriale est lancée et que les slogans clignotent partout, de rectifier la trajectoire. Il semble toutefois que notre mathématicien ait entrepris de le faire d’une manière subtile, que je qualifierai de pondération balistique, où je le retrouve tout entier. Dans une carte blanche publiée dans le supplément « Science et Techno » du Monde de ce samedi 27 avril sous ce beau titre pascalien « Insaisissables molécules pensantes », il revient sur le scandale Reinhart et Rogoff, rappelle que les économistes keynésiens – certains, nuancerai-je ; la galaxie keynésienne est vaste – vouent aussi un culte malsain aux modèles (le IS/LM en l’occurrence, devant lequel s’incline l’école krugmanienne) et conclut ainsi : « Historiquement, la statistique s’est imposée en sciences sociales avant de révolutionner la physique ; mais si en physique on a pu mettre en relation le comportement microscopique des molécules avec le comportement macroscopique des fluides, l’exemple de l’économie nous montre que cela est bien plus difficile quand les fluides sont remplacés par des populations d’êtres humains, avec leur culture et leur imprédictibilité. » Un mathématicien qui écrit cela ne peut avoir trempé directement dans le choix de formules censées faire venir la bave aux badigoinces du chaland intoxiqué au Dan Brown. Si tel était le cas, cependant, il y aurait trempé par distraction. Effet rétroactif de son affirmation audacieuse selon laquelle la statistique est inadéquate à saisir les phénomènes humains : si la statistique a pris les sciences sociales pour premier champ d’expérimentation, sachant que les sciences sociales traitent justement des phénomènes humains, rien de bien probant n’a dû en ressortir. La Comédie humaine s’en est bien passée, du reste, qui nous en apprend plus sur le siècle de Balzac que tous les arpenteurs de l’histoire. Cela expliquerait que la statistique soit allée investir le champ voisin de la physique, avec un peu plus de succès cette fois. Je relève cependant une réussite véritable de la statistique dans la mise en œuvre des politiques de discrimination raciale. La belle performance que la solution finale ! La solution ? La solution à quel problème mathématique ?

Cette affaire Reinhart et Rogoff m’en rappelle une autre, qui montre à quel point la crédulité est le savoir le mieux partagé, et pas seulement en haut lieu : le système métrique, notre bon vieux système métrique, vous savez, celui qui a balayé les mesures à géométrie variable de l’Ancien Régime, le système métrique, disais-je, repose sur une erreur de calcul. – Pardon ? – Le mètre est trop court de deux millimètres ; deux millimètres, c’est infime en soi, mais c’est énorme quand on prétend à l’exactitude. C’est l’astronome Méchain qui a commis l’erreur. Son compère d’arpentage, le mathématicien Delambre, l’avait repérée mais il a choisi délibérément de la taire. Il se justifie en ces termes dans ses notes : « … je n’ai pas dit au public ce qu’il n’a pas besoin de savoir. J’ai supprimé tous les détails qui risqueraient de diminuer sa confiance en une mission aussi importante […]. J’ai soigneusement passé sous silence tout ce qui pourrait nuire, ne serait-ce qu’un peu, à la bonne réputation qu’a légitimement méritée monsieur Méchain. »

C’était témoigner de bien peu de confiance en la science que de ne pas imaginer qu’un jour un nouveau calcul, fait avec des outils plus précis, pût éventer ce petit secret. C’était également faire bien peu de cas du projet éducatif des Lumières, qui ne postulait aucunement qu’on dût laisser le « public » dans l’ignorance de certaines choses. Une définition fausse de l’étalon, il fallait le faire. Mais après tout, à voir comment notre République s’administre, on peut se demander si cette fausse mesure du mètre n’est pas l’emblème « parfait » de la démocratie falsifiée qui est sortie de la Révolution. Bref, voilà un sujet en or, en platine devrais-je dire, pour Cédric Villani. Il tiendrait là sa revanche sur les mercanti qui non contents de fourvoyer les mathématiques, entendent fourvoyer les mathématiciens. L’amusant de la chose est qu’on peut lire dans un supplément du Monde un article qui invalide l’argument de vente d’une plaquette du Monde. Notre sympathique mathématicien se trouve ainsi être à la fois caution et critique de la collection qu’il présente. J’avais tort, finalement, d’accabler mon quotidien favori. La preuve est faite que le pluralisme y a encore de beaux jours devant lui.

 

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