BAGDAD, HUB STRATÉGIQUE IRANO-SYRIEN, par Florian Vidal

Billet invité

Illustrée par les frappes aériennes israéliennes sur le territoire syrien, la guerre civile en Syrie a révélé une formidable logistique entre Téhéran et Damas. À ce jour, les pays occidentaux ont été incapables de briser cette coopération étroite où Bagdad est devenu un acteur incontournable dans le conflit actuel. Depuis la fin du régime de Saddam Hussein, il y a dix ans, Bagdad convulse toujours de ses divisions religieuses et ethniques. Les attentats, quotidiens, sont tombés dans l’oubli du torrent médiatique. La confrontation, certes latente, entre chiites et sunnites fait rage et dépend dorénavant d’un règlement plus global entre les deux autorités islamiques. L’absence d’une entité sunnite « centralisée » est compliquée par la rivalité haineuse entre l’Arabie des Séoud et la République islamique d’Iran.

Dans ce contexte, la visite de John Kerry à Bagdad, le 24 mars dernier, avait un but bien particulier : faire pression sur le gouvernement de Nouri al-Maliki. En l’occurrence, l’Irak est accusé de négligence voire de complicité dans la logistique mise en place entre Téhéran et Damas. Washington suspecte le gouvernement irakien de fermer les yeux devant les liaisons aériennes entre l’Iran et la Syrie. Les États-Unis ont sommé Bagdad d’accroître le contrôle sur les vols en provenance d’Iran et en direction du territoire syrien. Les Occidentaux estiment que ce trafic régulier entre les deux pays constitue un bol d’oxygène quasi-permanent pour les forces de Bachar el-Assad. John Kerry s’est montré quelque peu menaçant en précisant que Washington « observe ce que fait l’Irak ». Dès lors, les autorités irakiennes ont montré peu d’entrain à effectuer des missions de vérification. Jusque-là, les Irakiens ont effectué quelques contrôles, sans révéler le transport d’équipements militaires. Si l’Iran a protesté officiellement, les Irakiens ont affirmé à chaque reprise n’avoir trouvé que du matériel médical ou humanitaire. Est-ce que les Iraniens invitent les Irakiens à contrôler tel ou tel avion ? Ferment-ils les yeux s’ils découvrent des cargaisons d’armement ? Flou et épais, le mystère plane à l’image des relations qui se sont nouées entre Bagdad et Téhéran depuis une décennie.

Depuis le départ des derniers soldats étatsuniens, en décembre 2011, l’Irak tente de se démarquer de l’image d’un pays désormais soumis aux injonctions iraniennes. Ces derniers mois, Bagdad tente de recentrer son action en essayant de retrouver sa place au sein du monde arabe. La présidence de la Ligue arabe en 2012 était une première étape vers cette réintégration. De surcroît, Bagdad a accueilli une phase de négociation entre l’Iran et le groupe 5+1 (les cinq membre permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU) sur le dossier du nucléaire. Certains États arabes ont montré leur intérêt à investir sur le sol irakien. Le gouvernement irakien s’est officiellement écarté de la politique menée par le régime de Bachar el-Assad. Une attitude qui ne semble guère convaincre les monarchies du Golfe qui s’opposent à ce gouvernement dominé par les chiites. En manque d’investissements, l’Irak tente de montrer sa bonne volonté. En dehors du cas iranien, les principaux investissements proviennent de Chine, de Turquie et de quelques pays arabes. L’économie irakienne est dépendante de ses exportations du pétrole qui représentent 95 % des revenus du pays.

Mais l’influence iranienne demeure significative. Sur le plan économique, l’Iran s’apprête à exporter à son voisin du gaz. À terme, l’Irak doit consommer 20 à 25 millions de m3 de gaz naturel par jour. De surcroît, le réseau de gazoduc doit se prolonger jusqu’en territoire syrien. Récemment, le ministre du pétrole iranien, Rostam Qasemi, a précisé que « la signature de l’accord final aura lieu à Téhéran avec la participation des représentants des trois pays ». Sur le plan politique, l’icône de l’Ayatollah Khomeini a désormais remplacé portraits et statues de l’ancien maître de Bagdad et ennemi juré de l’Iran révolutionnaire, Saddam Hussein. À cet égard, il est assez commun pour les badauds d’apercevoir dans les rues irakiennes des affiches du guide spirituel à l’origine de la révolution islamique en 1979. Mais l’influence iranienne ne s’arrête pas aux affiches, elle est également financière et matérielle. Ainsi, de nombreux groupes perçoivent un soutien financier de Téhéran. La milice Asaib al-Haq, qui a mené des attaques contre les troupes étatsuniennes, recevrait jusqu’à 5 millions de dollars par an.

En plus de l’interdépendance économique qui s’est progressivement tissée, les liens religieux cimentent cette proximité entre les deux pays. Des milliers de pèlerins visitent quotidiennement les lieux saints du chiisme comme Nadjaf et Kerbala. L’immixtion de Téhéran au niveau du clergé irakien est en outre avérée. En effet, l’Iran prépare le terrain pour la succession au sein du clergé chiite irakien. Le Grand Ayatollah Ali al-Sistani, âgé de 82 ans, est opposé à une organisation religieuse comparable à celle qui est en place en Iran. Or son vieil âge amène les Iraniens à promouvoir son successeur potentiel en la personne du Grand Ayatollah Mahmoud Hashemi Shahroudi. Ce dernier fait partie du système hiérarchique iranien du « velayat-e-faqih ». Principe théologique développé par l’Ayatollah Khomeini, il propose que la réalité du pouvoir revienne au meilleur des juristes-théologiens, le Guide suprême. Cette personne, la plus compétente, est apte à mener une politique proche de ce que l’Imam chiite lui-même aurait pu faire. Ainsi, la dernière phase de l’influence iranienne est aussi politique.

Une intrusion sur la scène politique irakienne qui est déjà sensible. En 2010, alors que le gouvernement de Nouri al-Maliki sort affaibli des élections législatives, Téhéran fait pression sur Moqtada al-Sadr, jeune imam radical dont l’assise populaire est établie après ses positions contre l’occupation des États-Unis. En échange, ses militants ne sont plus harassés de contrôles et soumis aux arrestations par les autorités irakiennes. De fait, si le poids et l’influence de l’Iran sont tels, les autorités irakiennes ne peuvent prétendre à obstruer significativement la stratégie iranienne concernant la Syrie. Point de liaison militaire et logistique entre l’Iran et la Syrie, l’Irak est intégré dans cette chaîne de communication et de coopération.

En Syrie, les Iraniens tentent de manœuvrer finement pour ne pas être totalement perdant au final. Même s’ils ont réussi à maintenir au pouvoir Bachar el-Assad, au-delà de toute espérance, les Iraniens se sont montrés trop optimistes sur la possibilité de réprimer par la force la révolte syrienne. À terme, l’avenir de Bachar el-Assad est condamné, et l’Iran s’y prépare. Tout d’abord, si Téhéran aide significativement le régime syrien, il n’entend pas non plus s’exposer ouvertement en livrant des équipements militaires d’une importance significative comme des chars ou des hélicoptères. Premièrement, il n’est pas sûr que Téhéran puisse financièrement y trouver son compte. Deuxièmement, de telles livraisons inciteraient, les pays du Golfe et les Occidentaux à franchir un pas supplémentaire dans leur appui aux rebelles syriens. Or, face à l’érosion progressive des équipements de l’armée syrienne, les rapports de force tendent à s’équilibrer, menaçant la supériorité des forces loyalistes. Ensuite, conscient que le changement de régime apparaît inévitable, l’Iran semble anticiper cette rupture. Même si la diplomatie iranienne réaffirme son appui indéfectible auprès du régime syrien, un plan B est désormais dans les cartons.

Ce plan de rechange dans l’hypothèse d’une chute de Bachar el-Assad consisterait à la création de milices afin de protéger ses intérêts dans la région. Or, l’Iran s’est d’ores et déjà engagé dans cette voie. Ainsi, sous la tutelle des Gardiens de la révolution, la milice Jaysh al-Shabi est le premier rejeton du genre qui apporte son soutien au régime à Damas. Cette milice créée est composée d’alaouites et de chiites, constituant un véritable joint venture entre l’Iran et le Hezbollah. L’objectif final est de maintenir une influence sur l’enclave alaouite qui est située le long de la côte syrienne. Un atout géostratégique sans pareille puisqu’elle présente un accès direct à la Méditerranée. Ainsi, les Iraniens pourront maintenir une ligne logistique significative. En d’autres termes, le sort d’Assad n’est plus lié au maintien ou non de l’influence iranienne.

La thèse d’Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l’Orient, sur la « géopolitique chiite » prend aujourd’hui un sens concret. Depuis les années 1980, l’Iran possède déjà une tête de pont au Liban par l’intermédiaire du Hezbollah. Si le parti de Dieu nie toute soumission à Téhéran, il n’en demeure pas moins un bras armé. Autonome sur la scène politique libanaise, le groupe assume pleinement sa filiation avec l’aîné iranien. Or, le confinement au chiisme, bloque l’expansion de l’influence iranienne dans le monde arabe. L’Iran a pris la tête du combat en faveur des Palestiniens, et ce, en tenant un discours radical à l’égard d’Israël.

Longtemps populaire dans la rue arabe, Hassan Nasrallah, secrétaire-général du Hezbollah, et le président iranien Mahmoud Ahmadinejad sont voués aux gémonies depuis le printemps arabe. L’arrêt a été brutal mais l’Iran tente de maîtriser le phénomène. La question syrienne a brisé la confiance entre l’Iran et le Hamas. En abandonnant Bachar el-Assad, le Hamas a démontré une certaine audace à l’égard de ses relations avec l’Iran. Si ces dernières sont plus distantes, elles ne sont pas rompues pour autant. Les deux parties savent que ces relations servent leurs intérêts réciproques. Pour l’Iran, le Hamas permet de légitimer sa cause auprès des populations sunnites. Quant au Hamas, la cause palestinienne a été longtemps trahie par ses « frères » arabes. Jusqu’alors, l’Iran a su se montrer loyal et indéfectible à l’égard des groupes armés palestiniens.

Parallèlement, les dirigeants du Hamas, en premier lieu son chef politique Khaled Mechaal, se sont tournés vers de nouveaux parrains aptes à répondre aux besoins du groupe palestinien dans la bande de Gaza. Ainsi, le Qatar s’est rapidement positionné en faveur du mouvement islamiste palestinien. Une position qui affaiblit la voix de l’Autorité palestinienne, et de son chef, Mahmoud Abbas. L’arrivée des Frères musulmans au pouvoir en Égypte a définitivement légitimé le rôle du Hamas sur la scène palestinienne et arabe. Dans ce contexte précis, l’Iran a tenté de profiter du vent islamique qui souffle dans le monde arabe pour promouvoir son influence. Les relations entre l’Iran et l’Égypte bien que brinquebalantes ont connu des évolutions plutôt favorables. La visite du président égyptien Mohammed Morsi à Téhéran en 2012 constitue un symbole fort tout comme l’accès facilité du canal de Suez pour le trafic maritime iranien. Mais la pression des salafistes égyptiens ralentit ce rapprochement diplomatique. Ceux-ci dénoncent une campagne de prosélytisme chiite à l’encontre des musulmans sunnites en territoire égyptien.

L’activisme iranien pour établir des ponts et des liens étroits avec les pays arabes comme l’Égypte sert avant tout à saper l’influence et le poids des monarchies du Golfe, en premier lieu l’Arabie Saoudite. Le nœud du conflit se joue plus que jamais entre Téhéran et Riyad. La famille des Séoud affaiblie tente de préserver son autorité politique et spirituelle comme gardienne des principaux lieux saints de l’Islam mais également principale actrice dans la production pétrolière dans le monde. Or, la pression des populations chiites s’accentue dans la péninsule arabique. À Bahreïn, la contestation se poursuit dans l’indifférence générale. Mais à Bagdad et Téhéran, les autorités s’estiment responsables de soutenir ces revendications, et le cas échéant de les protéger.

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