Réflexions pour un mouvement néodémocratique (X) – La grande désorientation, par Francis Arness

Billet invité.

La présente réflexion ayant peut-être permis de clarifier quelque peu dans quelles situations existentielles et dans quelle atmosphère sociale nous nous situions avant le tournant politique contemporain, voyons ce qu’il en est actuellement. Nous sommes en train de passer de l’inertie à la grande désorientation. Si la désorientation, le plus souvent sous une forme occultée, existait avant le tournant politique actuel (Bernard Stiegler [*]), elle est maintenant bien plus forte et bien plus manifeste.

Pour qualifier notre situation existentielle face à la difficulté des situations personnelles et collectives, face aux informations toujours plus paradoxales, mensongères, inquiétantes et désespérantes qui adviennent (en même temps que certaines nouvelles peuvent nous réjouir, lorsqu’elles montrent une certaine révélation du réel et une véritable inventivité), face la stratégie du choc du pouvoir qui cherche à nous déstabiliser existentiellement et collectivement pour continuer de mener coûte que coûte la néolibéralisation de l’économie et de la société, nous pouvons parler de tétanie mentale. Le système néolibéral ne fonctionne plus. De plus en plus de personnes seront au chômage, avec de moins en moins d’aide sociale, ce qui les promet tragiquement à la pauvreté. Nous serons toujours de plus en plus plongés dans la grande désorientation par l’ensemble de ce qui nous advient, c’est-à-dire par :

1. La souffrance matérielle et mentale.

2. La colère et le sentiment de révolte – y compris dans les classes dirigeantes et responsables de bonne volonté – face au déni par le système des libertés réelles, à l’injustice et à l’absurdité de cette souffrance et de la concentration des richesses et du pouvoir.

3. Le caractère tragique de notre situation d’effondrement social et écologique.

4. L‘écart toujours plus grand entre le discours des autorités politiques et économiques et le réel qui se révèle.

5. Le vertige face à la complexité du réel.

Ce sera là le principal état existentiel d’une bonne partie de la population, mais aussi des classes dirigeantes et responsables de bonne volonté, qui seront d’autant plus perdues qu’elles ne pourront plus adopter les comportements qu’elles avaient l’habitude d’avoir avant le tournant actuel. De plus, la chute de la société de consommation entraînera une libération inquiétante et violente de la destructivité que celle-ci canalisait. Cette destructivité ira se porter sur la tentative néoautoritaire.

Malgré tout, la chute de la chape de plomb néolibérale et consumériste, ainsi que la révolte que suscitera la situation, éveilleront, parce que l’être humain est humain, les désirs et les espoirs le plus souvent refoulés avant le tournant politique actuel. Devant les souffrances matérielles, humaines, et face à cette grande désorientation, chacun ira puiser en lui et autour de lui les ressources de vie qui sont les siennes, et que le système l’amenait souvent, avant le tournant politique, à laisser de côté ou à refouler. L’atmosphère sociale à venir sera conflictuelle et oscillera entre : une paralysante tétanie mentale ; le désir de faire face au dévoilement du réel et d’inventer celui-ci, ou le refus de ce dévoilement, pour ne pas être encore plus perdu ; un pessimisme existentiel qui se transformera bien souvent en désespoir et en sentiment de révolte ; une plus grande inertie ; un ressentiment sourd et violent ; la tentation de céder à la thèse du moindre pire qui sera celle du néoautoritarisme ; la tentation de la rigidification – s’appuyant sur le néoautoritarisme se déployant socialement – ; pour certains, la colère, la révolte sera la réponse, sous une forme inventive et organisée ; pour d’autres cette révolte sera peu inventive ; chez d’autres encore elle sera chaotique.

Du fait de cette chute de la chape de plomb, adviendront aussi, malgré tout, la révolte féconde, le désir et l’espoir d’autre chose, de vérité, de liberté, de bonheur véritable. Et ils font bien partie du réel, cette révolte, ce désir et cet espoir. Ils constituent même la chair de notre réel pour peu que nous fassions nôtre le réel. Et ce sont eux qui rendront nos concitoyens sensibles à la nécessité du tournant démocratique.

La répartition entre ces différentes tendances dépendra de notre capacité à agir sur l’atmosphère sociale. C’est cette variable cruciale de l’atmosphère sociale qu’il nous faut prendre en compte.

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[*] La technique et le temps. Tome 2: La désorientation, Galilée, 1996.

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