LA FINANCE ET MME TOUT-LE-MONDE,
un entretien au coin du feu

Un entretien que j’ai accordé récemment à une publication très sympathique… « obligée de repenser son modèle économique » avant la parution du prochain numéro. On me le rend très gentiment, et je vous en fais profiter ici, les Messieurs comme les Dames d’ailleurs…

 

Peut-on résumer la situation ? On nous dit : « la crise est énorme ». Et puis, « c’est fini, çà repart ». Et à nouveau « ça va s’écrouler » ? Puis « Ça ne fait que passer… ». On ne sait plus que penser… Ni que faire…

Les gens qui disent que ça va passer, c’est de la propagande. Ce n’est pas une opinion qu’expriment les banquiers, mais ce qu’ils sont obligés de dire. Mais je crois que le système ne va pas survivre : on ne va pas le sauver. J’ai écrit « Le capitalisme à l’agonie » paru chez Fayard en 2011, et  je ne pense pas qu’il y ait une virgule à changer ! Le système est de plus en plus fragile. Les rafistolages sont de plus en plus nombreux. Payer les intérêts sur la dette est un poste plus important en France que le budget de la Défense nationale. Juste après celui de l’Education Nationale ! Quand il le dépassera, j’espère que les gens se demanderont où va cet argent… Il va partiellement aux banques elles-mêmes, mais  surtout aux gens qui prêtent de l’argent aux banques. C’est cela qui mène à une concentration inexorable, inéluctable de la richesse.

Madame Lagarde elle-même, la directrice du FMI, dit que un demi % de la population possède plus du tiers de la richesse mondiale.  Il n’y a plus de pouvoir d’achat dans le reste de la population. Une moitié de la population américaine, la partie la plus pauvre, se partage 2% de la richesse nationale !

Et pourtant c’est sur ces gens-là que l’on compte pour consommer ! Comme ils n’ont pas les moyens de le faire, on leur prête de l’argent. Mais dès qu’il y un pépin, on l’a vu avec la crise des subprimes, ils ne peuvent pas rembourser. Le système est donc complètement bloqué.

Oui, mais après la crise de 1929, c’est bien reparti…

La situation n’était pas le même : on ne parlait pas de mondialisation et on pouvait imaginer de grands travaux… Mais il y a surtout une différence essentielle. A l’époque, les gens qui avaient de l’argent en ont perdu énormément et le patrimoine s’est petit à petit redistribué dans la population. Or, aujourd’hui, il existe des mécanismes financiers d’assurances en cas de pertes qui font qu’au contraire, après 2008, la concentration s’est accélérée ! Aux Etats-Unis, entre 2008 et 2012,  90% de la richesse créée est allée aux 1% les plus riches qui possèdent déjà 43% de la richesse. Quand on nous dit que çà repart, c’est de la machine à enrichir les plus riches dont on parle !

Et le contexte est nouveau aussi…

Oui, nous avons déjà connu des crises liées au crédit, mais aujourd’hui nous avons atteint des  limites que nous ne connaissions pas : il faudrait 6 planètes terre pour continuer à fonctionner au rythme actuel. Des mégapoles de dizaines de millions d’habitants se sont développées sans maîtrise de cette situation, etc.

Nous avons développé un système qui repose sur le fait que nous produisons ou consommons des choses pour lesquelles nous ne disposons pas de toutes les ressources nécessaires à l’endroit où nous sommes et il nous faut donc emprunter quelque part tout ou partie de ces ressources. Or l’argent qu’on devra payer comme intérêt pour cet emprunt n’existe pas : il ne repose que sur la nouvelle richesse créée. Et, du coup, nous avons toujours besoin de cette croissance ! Mais, malheureusement, dans les coûts de ces nouveaux produits, nous ne tenons pas compte de ce que nous détériorons… Et on voit bien que les crédits à la consommation ne produisent rien d’autre qu’une accumulation d’intérêts qu’il faut payer un jour, et que ce n’est plus que cela qui devient la justification de la croissance !

Pour vous, le coupable numéro 1, c’est la spéculation !

Si la population a de moins en moins de pouvoir d’achat, l’argent qui est disponible au sommet et qui était autrefois investi dans des entreprises pour fabriquer des produits ne l’est plus, puisqu’il y a de moins en moins de gens qui peuvent les acheter…  Désormais, il n’est plus utilisé que pour faire des paris sur les variations de prix : c’est la spéculation à tout va qui déforme la formation des prix. A quoi bon investir dans l’industrie, la fabrication de biens ou les services, quand la spéculation permet de rapporter en quelques secondes des centaines de millions de dollars ou d’euros ? La spéculation pénalise les producteurs quand les prix baissent exagérément et les consommateurs quand les prix sont trop élevés !

Il faut interdire la spéculation. On croit qu’elle a toujours existé. Mais non ! On ne regarde pas assez l’histoire : les spéculateurs ont été longtemps assimilés à des délinquants. Elle est restée interdite en France jusqu’en 1885. Il suffisait de deux articles dans le Code pénal et un autre dans le Code civil. Dans un système où tout va bien, la spéculation passe inaperçue. Mais quand çà va mal, la spéculation peut tuer la bête !

Sur un marché à terme qui va permettre à des producteurs de vendre et à des acheteurs d’acheter  à un prix déterminé, comme pour le blé par exemple, il n’y a que 5 à 20% de véritables négociants qui ont vraiment quelque chose à vendre… Les autres 80% sont là pour faire fluctuer les prix uniquement : ce sont les fameux « hedge funds »,  qui ne font que spéculer. Et aujourd’hui, même les assurances vie s’adressent à ces hedge funds qui, pour payer les intérêts, vont jouer avec les prix des denrées alimentaires, des matières premières. Ces paris ponctionnent des sommes astronomiques sur l’activité de l’économie réelle. Et sont criminels lorsqu’il s’agit des denrées alimentaires.

Cette dissociation entre l’économie réelle et la sphère financière fait que le système est à bout de souffle, à l’agonie. Et tout ce que les États font pour le renflouer ne profite qu’aux plus riches qui continuent à chercher comment placer leur excédent d’argent tandis que les pauvres s’enferment dans une spirale de surendettement : pour eux, l’argent s’assimile à une reconnaissance de dettes !

Un exemple… Aux Etats-Unis, les étudiants ont pris l’habitude d’emprunter pour financer leurs études à l’université, car elles coûtent cher. Jusqu’à présent, les employeurs calculaient les salaires d’embauche en tenant compte de cet endettement. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, car il y a pénurie d’emplois. Une jeune étudiante qui s’était endettée de 120 000 dollars a eu l’idée de partager cette somme en 6 parts de 20 000 et a proposé à ceux qui les rembourseraient une part de 1% sur ce qu’elle gagnerait pendant toute sa vie. Or c’est exactement comme çà que le servage a commencé !!!

L’erreur çà a été de reconstruire le système à l’identique entre 2008 et 2010. Ça n’a fait qu’aggraver les choses : on voit bien que de nombreux États sont ruinés.

Est-ce que vous diriez que tout cela est un peu la faute du progrès ?

On espérait qu’avec l’apparition des machines, toute la société bénéficierait d’un allègement du travail. Mais en réalité le travail n’est pas allégé : un partage se fait entre ceux qui travaillent autant qu’avant et ceux qui sont mis au chômage : le bénéfice a été partagé entre les investisseurs et les dirigeants des entreprises. Celui qui devait être sauvé par le robot a tout simplement été éjecté. Et, en plus,  on a inventé les stock options qui ont mis au même niveau les intérêts des investisseurs et des dirigeants. Cela représente aujourd’hui 43% de leurs gains, alors que la fiscalité les appelle « exceptionnels. Et pendant ce temps-là, les produits financiers se sont de plus en plus sophistiqués… Et quand on crie au génie pour les dernières trouvailles comme les imprimantes « 3D », on s’aperçoit que le premier produit qu’elles ont servi à fabriquer, ce sont des armes à feu ! C’est çà le « progrès » !!! ???

Mais alors, quelle est l’alternative ?

Le problème est que des systèmes alternatifs ont déjà existé, essentiellement au XIXème siècle, mais ils ont tous été récupérés ! Quand on me dit que l’économie solidaire représente 10% du système en France, je souris… Car, enlevez le Crédit agricole, et vous tombez près de 1% ! Quant aux autres solutions proposées, elles n’émanent pas toujours de gens qui disposent des compétences indispensables. Pour moi, il n’y a qu’une solution : que nous fassions tous pression sur les politiques pour qu’ils reprennent le pouvoir sur la finance et, notamment, interdisent la spéculation.

Soyons plus concrets…  De l’argent, on en manipule tous les jours ! Comment passer à l’action ? Comment puis-je faire pour que mon épargne n’aille pas encore enrichir les plus riches ? Pour que mon argent contribue au fonctionnement de l’économie réelle ?

Il est hélas impossible aujourd’hui pour une banque de contrôler de bout en bout l’usage qui est fait de l’argent auquel elle a accès. Elle peut en contrôler une partie. Mais elle confie des fonds à d’autres gestionnaires qui, eux, ne contrôlent pas forcément. On a pu le constater, en y regardant de près, même dans les banques dites « éthiques ».

Un article récent de la revue « Banque et stratégie » estime qu’il existe une trentaine de banques éthiques en Europe, dont le Crédit coopératif en France. Et à un milliard le nombre de leurs  clients potentiels d’ici 2020…  C’est dire leur attractivité !

J’ai travaillé dans ce milieu pendant 18 ans, et je peux vous dire qu’il est extrêmement difficile pour un banquier d’être éthique dans le cadre réglementaire existant… Le système en place décourage la vertu ! C’est une coterie où l’on se serre les coudes et où en cas d’erreurs, on est souvent promu ! Et des erreurs, il y en a plus qu’ils ne le disent : une année récente, le défaut de paiement de l’une de ces banques éthiques, l’incapacité des emprunteurs à rembourser les sommes empruntées, aurait atteint 40%.

Mais alors, que faire ?

Reste quand même le service public avec la Banque Postale. Ou les livrets A dont les réserves sont affectées, pour l’instant, au logement social. D’autres organismes proposent d’investir dans des projets à visée sociale. Mais évidemment, il faut être conscient que l’on prend des risques, car les garanties ne sont pas les mêmes. Comme les prêts entre particuliers…

Quelle est votre banque ?

Une banque où j’ai travaillé… J’ai pu constater qu’il y avait relativement moins de pression sur les profits qu’ailleurs.

Que pensez-vous des valeurs dites « refuges » comme l’or et la pierre ?

La pierre, l’immobilier, font partie des vrais scandales de la spéculation ! Au XIXème siècle, on considérait qu’un ménage pouvait acheter son logement avec 5 ans de revenus. Aujourd’hui, les prêts des banques vont jusqu’à 30 ou 40 ans… Des durées qui dépassent une vie de travail ! La pierre est donc devenue une dépense trop considérable pour être une garantie : on ne l’a pas remarqué parce que çà s’est fait de façon progressive. « Il n’y a aucune justification à ce que chaque génération revende le parc immobilier à la suivante à des prix grossièrement gonflés », a fait remarquer Lord Turner, qui était jusqu’à récemment à la tête de la FSA (Financial Services Authority), le régulateur des marchés financiers britanniques.

Pour l’or, la situation est différente. Il était la garantie du système monétaire depuis l’antiquité, car il est une richesse en soi. Depuis 1971, c’est fini. Mais allez savoir si, avec l’écroulement de la confiance, on ne pourrait pas y revenir ? Jusqu’à récemment, les banques centrales n’émettaient de billets que si il y avait création d’une nouvelle richesse. Depuis 2008, c’est fini : elles en émettent juste parce qu’on en manque ! Dans le cadre du programme LTRO la Banque européenne en a émis 1000 milliards d’euros. Et les Etats-Unis en émettent 4 milliards de dollars par jour !!! C’est inimaginable, et c’est vraiment le signe d’un système moribond.

Et les monnaies locales ?

Il peut y avoir des projets de lien social derrière ces monnaies. Mais attention ! Au départ de ces monnaies locales, il peut y avoir des idéologies d’extrême-droite, libertariennes, c’est-à-dire une volonté de destruction de l’État et de ses valeurs collectives.

Que dire du « bitcoin », cette monnaie virtuelle qui apparait pour faire des transactions sur internet ?

C’est juste une idée de geek. Qui voudrait d’une monnaie fluctuante, en proie à des bulles et des krachs comme on l’a vu jusqu’ici et que personne ne régule ? Les principaux porte-paroles de ce marché sont des joueurs de poker professionnels et des patrons de boîte de nuit. Si elle vient d’être autorisée en Allemagne, elle est aussi taxée à 25%… une manière sympathique de l’étouffer. Et, pour le moment, visiblement, sa gestion opaque sert surtout à faire circuler de l’argent sale.

Y-a-t-il une ou des façons d’acheter qui peuvent favoriser l’économie réelle ?

Oui bien sûr : tout ce qui limite le nombre d’intermédiaires : les groupements d’achats, les Amap… Il faut, si l’on peut, donner la priorité aux produits fabriqués, disponibles près de chez soi ! Mais l’impact de tout cela est encore très marginal…

Un forum de Linkedin suggère que 30% de la population pourrait sortir du système bancaire d’ici 2020 ? Que leur répondez-vous ?

Que le problème des systèmes alternatifs, c’est qu’ils sont une proie facile pour ceux qui recherchent des opportunités de blanchiment d’argent issu du trafic de drogue, de la traite des êtres humains, des ventes d’armes illicites et de la fraude fiscale…

Mais, est-ce que, malgré tout, vous avez quelques raisons d’être optimiste ?

Je suis épaté par la soif croissante d’information des gens pour ces sujets : les salles où j’interviens sont de plus en plus souvent trop petites, les questions sont de plus en plus intéressantes et le public réunit des personnes de tous âges !  Or, le changement ne peut que passer par là… Pour pouvoir peser sur les politiques !

 

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