LE « MARCHÉ » ET L’ALTRUISME

L’autre jour, lors d’un dîner, mon voisin de droite se trouvait être le directeur d’un gros port européen et cette personne expliquait à ma voisine de gauche et à moi que le port dont il a l’autorité se trouve en concurrence avec deux autres ports européens, situés eux à l’étranger, quant à la desserte de la troisième ville du pays.

Comment faire pour l’emporter ?

La réponse est en réalité simple : relever le défi de la « compétitivité douanière ». Fait correctement, le contrôle douanier d’un container prend en moyenne six minutes ; il s’agit donc d’être plus rapide que la concurrence. Je m’enquis alors de la manière dont ces deux autres ports situés eux à l’étranger relèvent ce défi de la « compétitivité douanière », mon voisin me répondit qu’ils sont sur ce plan, « de véritables passoires ».

La réponse à la question de savoir comment assurer la compétitivité avec « de véritables passoires » m’apparaissait tout spécialement simple. Je n’importunai donc pas davantage mon voisin de table, mais la manière dont la logique commerciale sape nécessairement toute notion d’état de droit m’apparaissait néanmoins en pleine lumière.

Cette conversation m’est revenue à l’esprit hier au forum du Havre, lorsqu’un orateur, après avoir chaleureusement loué l’appel de Jacques Attali à l’exercice désormais de l’altruisme et de la solidarité dans le fonctionnement de la société civile, ajouta sur sa lancée « sauf pour ce qui est de la concurrence [commerciale], bien entendu ».

Ce « bien entendu », me laissa – bien entendu – songeur. C’est donc, pensai-je, l’altruisme qui présidera demain à l’« économie positive » mais en épargnant le sacrosaint « marché », qui lui continuera de fonctionner « bien entendu » selon le principe opposé et inconciliable de la concurrence ?

Passons sur le fait que l’invocation du principe lui aussi sacrosaint de la concurrence se trouve en général là pour masquer soit un monopole de fait (par le biais des filiales et du contrôle financier et donc décisionnel), soit une entente de fait (par le biais d’un cartel ou par accord tacite sur les prix), n’est-il pas vrai cependant que la révérence manifestée par l’« économie positive » pour le marché « tel qu’il est », s’apprête à reproduire la fameuse « extraterritorialité de la finance par rapport à l’éthique » sous la forme jeune et moderne de l’« extraterritorialité du marché par rapport à l’altruisme » ?

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