DE LA COLÈRE EN L’OCCIDENT FANTÔME, par Vincent Teixeira

Billet invité.
À propos de la colère évoquée dans Le temps qu’il fait le 24 janvier 2014.

 

Μῆνιν ἄειδε, θεὰ, Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος

                                                            Homère, Iliade

« Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée ». Mènis, la colère, est donc le premier mot de l’Iliade, et ainsi commence l’épopée fondatrice du monde occidental, par la colère d’Achille, véritable « scène primitive » de l’Occident et de sa littérature. D’emblée, ce poème de la guerre, opposant les Achéens et les Troyens, dans lequel certains virent la première illustration de l’opposition entre les Grecs et les Barbares, ou des conflits à venir entre l’Occident et l’Orient, nous plonge dans un monde plein de bruit et de fureur, en proie à la colère. Ainsi, au commencement, si l’on ose dire, fut la colère, liée à la violence. Et si le chaos est pour les Grecs à l’origine de l’univers, la colère est à l’origine du chant, avant le verbe, à tel point que, selon l’injonction de l’aède, elle mérite d’être chantée par la déesse. D’emblée donc, se manifeste l’alliance de la colère et de la poésie, de l’arc et de la lyre. Alliée aux pouvoirs du chant, de la parole, « c’est la passion qui parle » (Essais, Livre II, chap. XXXI), comme dira Montaigne, tout en critiquant les effets néfastes de la colère. Mais ne serait-elle pas aussi l’expression même de la révolte, du droit à l’insoumission, tel que l’exalte Thoreau dans ses injonctions à résister à l’emprise des illusions créées par la civilisation, pour que nous cherchions à être des hommes, avant d’être des sujets ?

Des siècles plus tard, dans un Occident beau parleur ayant fièrement démontré sa volonté de puissance, et imposé au monde les rouages et la domination de la raison (techno-scientifique), en proie à un envahissement rationaliste et sous le joug de « la raison du progrès », il n’est pas inutile de se souvenir qu’avant de vouer un culte à la raison, et d’en faire l’instrument de cette forme de pensée appelée « philosophie », les Grecs eurent une autre conception de la connaissance à travers la possession, cette folie qui vient des Nymphes, selon l’appellation de Roberto Calasso. « Folie divine » peu à peu méprisée, reléguée aux arcanes de l’occultisme ou de la pensée magique, mais à travers laquelle fut reconnu le mystère insondable des puissances qui traversent, hantent et agitent obscurément notre vie mentale et sensible. La colère d’Achille participe de cette possession, qui est à la fois pathos et métamorphose de l’esprit. Et si le destin du savoir occidental se pense et se joue aussi à partir de ces origines de la geste épique, avant même l’invention de la tragédie et de la philosophie par les Grecs, avant la domination du ciel des idées et de la Raison instrumentale – cet ensorcèlement de la « raison impuissante », comme la qualifiera Pascal – la colère apparaît bien comme un des schèmes mythiques de l’Occident, constituant ce que Philippe Lacoue-Labarthe va jusqu’à nommer « la pensée comme colère », les colères de la pensée. L’Occident est un mythe qui puise ses racines, spectrales, dans la colère ; mais son devenir récent n’incite guère à l’optimisme, quant à un fort douteux « retour » vers la paix, ou vers plus d’harmonie, tant l’histoire de la mondialisation ne s’apparente guère à un avènement glorieux du monde, et tant la civilisation technologique et l’idée moderne du progrès, issues d’un Occident désireux d’inventer le Paradis sur Terre, malgré les modernes conforts de vie qu’elles ont apportés, s’avèrent finalement empoisonnées et destructrices.

Si depuis presque trois millénaires, toutes les grandes œuvres ont été, à en croire Raymond Queneau, des Iliade ou des Odyssée, au-delà de la littérature ou des mythes, des chants épiques ou lyriques, l’histoire occidentale récente, ponctuée par la faillite des grandes tentatives politiques de libération de l’homme, le retournement des révolutions en tyrannies, et la soumission progressive de l’homme, et de la planète, à la technique des sciences appliquées, détachées du souci supérieur de la connaissance, montre assez comme l’homme occidental n’aura pas su empêcher, ni même prévenir, le retour, périodique, du chaos. Et c’est aussi cette manière dont le cosmos, l’univers ordonné, sombre dans le chaos, que décrit l’Iliade, à tel point qu’on pourrait penser que si l’Histoire ne se répète pas, parfois elle bégaye. Si bien que, malgré l’évolution du monde, et la récente et phénoménale accélération des désastres en cours, nous semblons rejouer et vivre les mêmes schèmes, les mêmes mythes, comme si le temps archétypal des mythes, par le prisme de l’herméneutique moderne, se reflétait dans le temps historique, dont les épopées homériques auraient scellé ou anticipé le cours. Certes, depuis Homère, le monde a changé et n’est plus celui de ces « grandes colères », réservées aux guerriers ou à l’élite des héros, de même que la colère politique n’est plus forcément inscrite dans le désordre de la guerre. Néanmoins, il serait bien téméraire ou naïf de prétendre dresser des barrières étanches entre le monde mythique, ou poétique, et le monde tenu pour réel. « Une civilisation débute par le mythe et finit dans le doute », écrivait Cioran (La Chute dans le temps), qui ironisait sur la nôtre, devenue « panique », comme excédée d’elle-même, et dont on pourrait dire, de par ses racines faustiennes, qu’elle se brûle à vouloir jouer les apprentis sorciers.

Toute notre Histoire, en Occident comme ailleurs, est pleine de colère, ou plutôt de diverses colères, légitimes ou déraisonnables, celles des oppresseurs comme celles des opprimés, celles des maîtres et des esclaves, celles des dieux comme celles des éléments de la nature, celles des peuples comme celles des individus enragés, d’Achille au roi Lear, de Néron à Hitler, de Spartacus à Chalamov, de Yahvé à Wotan, d’Agrippa d’Aubigné à Céline, en passant par Sade, Hugo, Flaubert, Léon Bloy, etc. Pour autant, malgré la multiplicité des tentatives philosophiques, mythologiques, idéologiques, religieuses, politiques ou poétiques, un sens unique de l’Occident reste introuvable, indéfinissable ; comme si, au-delà des phantasmes et embrigadements identitaires, dont le jeu de dupes encombre nos sociétés, un vide central d’indétermination résidait au cœur même de l’interrogation occidentale, de ses aventures chaotiques et de son erratique et convulsée édification. Occident fantôme, qui malgré tout, en vertu du pragmatisme prédominant, a réussi à imposer son expansion illimitée et son hégémonie, en se mondialisant, ou « occidentalisant » une grande partie du monde, important son impérialisme économique, une grande part de sa civilisation, sa ou ses religions, ses institutions démocratiques, son génie technique, l’universalité abstraite de son marché…

À travers cet envoûtement et ce façonnage des individus pour la production et la consommation, c’est toute la vie intérieure, dans la multiplicité de ses singularités, qui se trouve malmenée, piétinée, engloutie dans le monde de la marchandise et réduite au nivellement de l’homme unidimensionnel dont parlait Herbert Marcuse dès 1964. Car tout étant catastrophiquement lié, les vitesses d’un « progrès » (essentiellement économique, consistant à transformer les humains en machines à produire et consommer) qu’on ne maîtrise plus, au-delà des grandes menaces nucléaire, écologique, financière, nous enchaînent à un mouvement perpétuel de production-consommation-reproduction de marchandises, pour toujours « plus de jouir » et de fausses nouveautés – en réalité, une adaptation sans cesse renouvelée à la création incessante de besoins artificiels. Dans un monde, aujourd’hui vacillant, régi par des automatismes économiques incontrôlables, la frénésie d’hyper-consommation, stimulée par le neuro-marketing, est devenue elle-même automatique, presque irrationnelle, et a englobé tous les domaines, y compris celui dit de la culture, réduit à des produits culturels, pris dans l’engrenage de « nos horreurs économiques », selon l’expression de Rimbaud. À maints égards, cette culture de masse qu’on nous vend, quand elle n’est pas un escamotage caricatural ou réducteur, est devenue une culture jetable dont les produits passent par le formatage du merchandising, sont remplaçables, voués comme les autres à la même obsolescence, se détruisant (dans le temps) pour pouvoir en racheter de nouveaux. Ce prêt-à-jeter, distribué par la grande braderie du prêt-à-consommer, prêt-à-penser, a instauré le règne de l’éphémère, du changement permanent, du « transitoire », dirait Baudelaire, mais aussi une dépossession de l’humain, de sa sensibilité et de la singularité de son imaginaire, devenus objets de conquête de la société industrielle. Cercle vicieux dont on peut se demander s’il ne va pas en s’invétérant jusqu’à laisser entrevoir une obsolescence de l’homme lui-même ? Dans le même temps, conjointement, c’est la planète tout entière qui est soumise à des dévastations irréversibles, et à la détérioration des conditions de vie, artificialisation des êtres vivants, de la nature, des espaces, de la nourriture, des corps, comme des consciences.

« Le monde va finir », lançait Baudelaire dans une de ses Fusées. Certes, de Valéry à Cioran, s’efforcerait-on de n’en rien savoir, nous avons déjà entendu (l’avons-nous compris, appris ?) que les civilisations sont mortelles, comme les dieux. Aujourd’hui, sans céder au commerce des indignations ni à un catastrophisme apocalyptique, à moins d’être dans l’auto-aveuglement, n’est-il pas temps de sonner le tocsin, tant il semble évident que notre monde, qu’il soit qualifié de moderne ou post-moderne, est en sursis, devenu de plus en plus inhabitable ? qu’une fin de civilisation, improbable, nous aveugle des feux du déclin de son procès-progrès, qui dans sa fuite en avant se croyait invincible, mais apparaît désormais en bout de course, à bout de souffle. Un « optimisme sans conscience » avait propagé la croyance aveugle dans le progrès, fondé sur l’accumulation quantitative, l’essor d’une consommation standardisée, l’accroissement de la domination sur la nature. Mais ce système est désormais caduc, en voie d’épuisement, le monde industriel de nos sociétés obérées va mal, et au-delà du seul ordre économique, cette crise du monde, avec tous ses tremblements, politiques, financiers, sociaux, culturels, religieux, environnementaux, nucléaires, signale le crépuscule de cette ère du prométhéisme, destructeur et narcissique, qui a régi l’Occident, « maître de l’univers » et se voulant « comme maître et possesseur de la nature », pendant des siècles, avant de s’imposer comme mondialisation et aboutir au techno-populisme post-industriel. Imposition qui a essaimé, ici ou là, une haine tenace de l’Occident, en raison des humiliations et de l’infini pouvoir d’exploitation et de destruction qui l’ont accompagnée.

Civilisation du mercantilisme, déguisé en progrès, et de maîtrise de la nature, naguère triomphante, désormais moribonde, mais toujours insolente, dont nous sommes à présent les victimes, inféodées au tourbillon de la vitesse et à son mouvement perpétuel et vertigineux. Accélération liée au développement techno-scientifique, pris dans une course effrénée à la productivité et compétitivité, qui entraîne une aliénation de l’être humain, dépossédé de soi et du monde, de ce qui fait son humanité, privé de ses véritables rapports au temps, à l’espace, aux autres et à soi. Pourtant, en dépit de pseudo-remèdes et petits arrangements de complaisance façonnés par les aveugles qui nous gouvernent, les règles du jeu ne sont pas vraiment bousculées et globalement, le dogme de la croissance et la primauté des intérêts et profits continuent de brider les espoirs de « développement durable », sacrifiant encore l’écologie à l’économie, l’égalité aux privilèges, l’homme à l’argent, la liberté à l’esclavage, la lucidité à l’entêtement, la raison à la folie de l’idéologie du marché. Selon un insensé déni de réalité, sous l’emprise de cette « mystique de la croissance », véritable hybris moderne, la plupart des hiérarques du monde ferment lâchement les yeux et jettent de la poudre aux yeux de ceux qu’ils dirigent, avec pour seules boussoles d’avenir les courbes des bourses mondiales et du pouvoir d’achat – maintenant ainsi notre assujettissement à ce que Georges Bataille nommait, avec tout l’abrupt de ses fulgurances, « nos désastres utilitaires ».

Sans doute l’horreur est-elle foncièrement humaine, dans un obscur entrelacement entre barbarie et civilisation, mais tant que les pouvoirs et les bureaucraties persisteront à bafouer toute common decency, « les dégâts du progrès » et l’aveuglement de notre civilisation se négocieront toujours dans l’irresponsabilité, au détriment et au prix de vies humaines, devenues insignifiantes. Ainsi, face au chaos moderne engendré par l’Occident industriel colonialiste et impérialiste, le constat politique fait par Bertolt Brecht en 1941 reste inchangé : « Ce n’est pas nous qui dominons les choses, semble-t-il, mais les choses qui nous dominent. Or cette apparence subsiste parce que certains hommes, par l’intermédiaire des choses, dominent d’autres hommes » (L’achat du cuivre. Discours sur l’époque). Que ces autres hommes, invidus, groupes, ou mouvements, puissent résister et influer, d’une manière ou d’une autre, sur cette domination et aliénation, dépend aussi le sort de notre monde et les chances d’enrayer ou non son enlisement, l’insécurité grandissante de l’existence. Malgré un avenir de plus en plus spectral, et un présent écrasé par les menaces d’effondrement, si l’on veut échapper à l’alternative entre le sauvetage de la civilisation industrielle ou le chaos barbare, tel est l’enjeu de notre nouveau malaise dans la civilisation.

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