Hongrie : Le gâteau, les miettes et la poubelle, par Michel Leis

Billet invité.

La reconduite du Fidesz, le parti de Viktor Orban à la tête de la Hongrie mérite d’être analysée à plus d’un titre. Les bonnes âmes souligneront une loi électorale taillée sur mesure, qui permet à la coalition populiste au pouvoir d’obtenir les deux tiers des sièges dans l’assemblée avec 44,5 % des voix. Elles invoqueront une opposition muselée, l’absence de liberté de la presse et d’autres facteurs qui disqualifient la Hongrie aux yeux de tous les démocrates sincères.

Il ne faut pourtant pas se leurrer, ces restrictions apportées à l’exercice de la démocratie ne suffisent pas à elles seules à expliquer la victoire du Fidesz, sans compter les 20 % obtenus par le Jobbik, ce parti d’extrême droite qui pourrait permettre demain de constituer une majorité alternative en cas de défection de son allié de coalition. En tout état de cause, un remord tardif du parti Chrétien Démocrate reste hypothétique, sa participation dans un gouvernement qui ne porte pas vraiment des valeurs chrétiennes n’a pas eu l’air de le gêner jusque-là et c’est une caution vis-à-vis de l’Europe à laquelle tient le Fidesz.

Cette victoire va être observée par tous les partis populistes européens qui pourraient bien voir dans le programme du parti de Viktor Orban la matrice d’un programme à succès.

En quoi consiste ce programme ? Un gros gâteau pour le monde économique, des miettes pour le peuple, et pour ceux qui n’ont pas la chance d’avoir trouvé leur place dans le train de l’économie triomphante, la poubelle.

Le gros gâteau, c’est pour le monde économique. Des salaires qui restent très bas (salaire minimum de 344 € par mois) dans un pays qui reste fiscalement avantageux (impôt sur les sociétés entre 10 et 19 % suivant le chiffre d’affaires). La Hongrie illustre à merveille cette stratégie d’arrière-cour industrielle à bon marché initiée par l’industrie allemande. Nombre de grandes entreprises ont ainsi annoncé dans les mois précédant les élections quelques investissements supplémentaires. Bonne nouvelle pour le gouvernement hongrois, les industriels européens contribuent à la propagande officielle. L’industrie automobile par exemple a investi près de vingt milliards d’Euros en Hongrie depuis l’effondrement du bloc de l’Est, amenant la part de l’automobile dans la production industrielle hongroise de 0 (ou presque) à près de 15 %, ce dont se félicitent les actionnaires de ces grands groupes. Ainsi Opel a annoncé 800 recrutements peu avant les élections tandis qu’Audi inaugurait une chaîne de production pour son A3. Le marché automobile local reste quant à lui à des niveaux désespérément bas, peu nombreux sont ceux qui ont les moyens de s’offrir une voiture neuve et encore moins une berline allemande…

Certes, il y eut un prix à payer pour l’économie. La Hongrie s’est lancée dans quelques nationalisations : l’énergie, l’eau, des fonds de pension privés (en quasi faillite), et même l’encadrement strict de la banque centrale hongroise dont le contrôle repasse du côté politique. Ces mesures expliquent en grande partie le succès de Viktor Orban. Sauver des fonds de pension dont la disparition aurait eu des conséquences lourdes pour les individus, baisser les prix de l’énergie et de l’eau a permis de donner des gages à la population. Ce ne sont que des miettes par rapport aux bénéfices des grands acteurs industriels européens, mais des miettes qui représentent quelques choses pour l’individu lambda : économiser une trentaine d’Euros par mois sur un revenu mensuel moyen de 450 € représente près de 7 % de pouvoir d’achat supplémentaire. Quand on regarde le prix payé par le monde économique par rapport au bénéfice secondaire, nul doute que le ratio reste très favorable : quelques groupes sacrifiés pour acheter la paix sociale et la stabilité politique, le résultat n’est pas mince.

Évidemment, le redressement des comptes de la Hongrie passe par quelques sacrifices. Une partie de la population est donc passée purement et simplement à la poubelle, en même temps que les budgets sociaux.  Pour celui qui n’a pas la chance de travailler pour une usine allemande ou qui n’a qu’un emploi précaire, la situation n’est pas très enviable. Réduction drastique des aides en cas de chômage et travaux d’intérêt généraux en contrepartie, c’est la double peine: ce travail forcé est indispensable pour survivre, mais ne laisse que peu de place à la recherche d’un nouvel emploi. Une partie des chômeurs retrouvent les réflexes d’antan, ils ne s’inscrivent plus au chômage et la débrouillardise revient en force. Triple bénéfice pour le gouvernement Orban : Une main-d’œuvre à bon marché pour entretenir et remettre en état l’espace public hongrois (qui en avait bien besoin), une réduction des dépenses sociales bénéfique pour le budget, et une réduction importante du nombre de chômeurs qui ne reflète pourtant pas une réalité économique plus sombre. Si l’on ajoute que dans le climat délétère qui règne aujourd’hui en Hongrie, ce sont les minorités (Rom en particulier) qui payent le plus lourd tribut, alors le tableau est à peu près complet.

Dans les grandes lignes se trouve donc exposée la réalité des partis populistes : une économie triomphante qui devra faire le sacrifice de quelques boucs émissaires, le peuple qui recevra quelques miettes et s’en contentera. Une amélioration même minime sera vécue comme la fin d’un statu quo. Le prix à payer : un gros bataillon de personnes sacrifiées qui finiront à la « poubelle », si possible dans les minorités visibles. Le tout sur fond de coupes claires dans les programmes sociaux et culturels.

La reconduction au pouvoir d’un tel programme illustre à la fois une réalité statistique et une tendance lourde. La réalité statistique, c’est que vous pouvez sacrifier 20 %  de la population d’une nation si les 80 % restant ont l’impression d’en profiter. Le chacun pour soi est devenu la règle un peu partout dans le monde, il permet d’obtenir le consentement sinon le soutien d’une majorité à un tel programme. J’évoquais dans mon essai la déliquescence de la norme de consommation qui au lieu de rassembler divise. En déclassant volontairement et durablement une partie de la population, en distribuant des miettes à ceux qui sont encore soumis à la norme, le populisme donne l’illusion de créer une barrière étanche. En rétrécissant le champ de l’action politique et sociale, la norme collective érige des frontières intérieures dont il faudra un jour payer le prix. Amputer un membre n’a jamais traité un cancer avec métastases.

S’ils appliquent ce programme, les partis populistes d’Europe de l’Ouest risquent pourtant de faire face à quelques désillusions. Il n’est pas sûr que les mesures hongroises soient transposables telles quelles dans le reste de l’Europe. La France comme les autres régions d’Europe de l’Ouest ne bénéficient pas d’une telle conjonction : fiscalité faible et coût de la main-d’œuvre très bas. En Europe occidentale, Il n’est pas sûr que des coupes drastiques dans les budgets sociaux suffisent à rétablir la sacro-sainte compétitivité et à attirer des industries en nombre. Dans la grande braderie à laquelle se livrent la plupart des pays de l’ex-bloc de l’Est, la Hongrie joue au détriment de ses voisins. Dans cette surenchère du moins-disant social et fiscal, elle a semble-t-il trouvé la bonne recette, ses voisins polonais et slovaques qui voient les derniers arbitrages industriels allemands s’opérer en leur défaveur n’apprécieront que modérément, mais que voulez-vous mon bon monsieur, dans une optique libérale, il faut bien des gagnants et des perdants !

Quant à l’Europe, elle peut toujours pousser des cris d’orfraie devant la disparition de la démocratie ou saluer avec un air pincé les « réussites » économiques de la Hongrie. Les entreprises européennes votent avec leurs pieds, elles contribuent à cette course au moins-disant fiscal et social qui s’accompagne inexorablement de la disparition de la démocratie. Comme toujours, L’Europe laisse faire, bonjour l’hypocrisie…

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