Keynes et le mystère du taux d’intérêt (III) L’intérêt en tant que part d’une richesse nouvellement créée

L’exemple historique du type de contrat économique connu sous le nom de métayage offre la meilleure illustration possible de la question que je tente d’éclairer ici : celle du taux d’intérêt. C’est la raison pour laquelle je l’utiliserai comme le « patron » sur lequel modeler mon raisonnement.

Le métayage met deux parties en présence : le propriétaire de la terre (du bateau, de l’usine, etc.) et le métayer à proprement parler : le paysan (le matelot, le travailleur à la pièce, etc.).

Grâce aux avances de différentes natures rassemblées pour permettre une activité productive, un surplus a pu être généré. Ainsi, un épi a pu grandir à partir d’un grain unique initialement planté. Le surplus obtenu est alors partagé entre les deux parties ayant consenti des avances : le propriétaire terrien et le métayer, selon les termes reflétant le rapport de force réglant leur relation réciproque. Pour ce qui touche à ce rapport de force, chacune des parties se trouve affaiblie ou renforcée selon qu’il existe ou non une concurrence aiguë au sein de sa propre catégorie : des propriétaires terriens avec des terres en friche en grand nombre, face à des métayers éventuels offrant leur force de travail en faible nombre ou, à l’inverse, peu de propriétaires terriens face à de très nombreux métayers éventuels.

Un grain a été planté. Des avances ont été consenties : le propriétaire terrien a avancé la terre nécessaire, le métayer quant à lui a avancé son travail (au cas où des journaliers ont été embauchés, eux aussi ont avancé leur labeur tandis que le métayer a lui avancé la supervision qu’il exerce sur leur activité). Quant à la nature, elle a contribué ce qui était requis afin d’assurer la métamorphose d’un grain unique en un épi : les sels minéraux dans le sol, les rayons du soleil et les gouttes de la pluie. Chacun de ceux qui ont consenti des avances ont droit à une part du surplus né de la multiplication du grain unique qui avait d’abord été planté, en la vingtaine de grains qui composent désormais tout un épi. Les termes exacts de la redistribution du surplus, par exemple « fifty-fifty », sont déterminés par le rapport de force existant entre les parties réunies au sein du contrat de métayage.

Lorsqu’elle est versée en numéraire plutôt qu’en nature, la part qui vient récompenser les avances en capital est appelée « intérêts ». Dans la variété contemporaine du métayage que représentent les sociétés par actions, la part des bénéfices qui vient récompenser les avances en capital est appelée « dividendes » (il faut noter que ce qu’on appelle en français « action », l’anglais l’appelle « share », c’est-à-dire encore aujourd’hui, le mot qui veut tout simplement dire « part »).

John Hicks, Prix Nobel d’économie en 1972, fut un commentateur de Keynes de la première heure, il est également l’auteur d’un ensemble d’équations linéaires dont on a supposé à tort qu’elles reproduisaient la substance de la théorie économique exposée par Keynes dans sa Théorie générale. Hicks a eu l’occasion d’écrire : « … le taux d’intérêt est le prix du temps » (cité par Tily 2007 : 217) mais cette définition du taux d’intérêt est inexacte : comme on vient de le voir, le temps n’est que la jauge de la générosité de la nature sous la forme de rayons de soleil, de gouttes de pluie, de sels minéraux dans le sol ou de richesse enfouie sous la terre que l’industrie humaine extrait mais uniquement parce qu’elle s’y trouvait au préalable, le tout combiné avec le dur labeur consenti par des hommes ou par des machines alimentées par une source d’énergie. Le taux d’intérêt est la mesure des aubaines que prodigue la planète par son ébullition constante, combinée à du travail, qui se voit attribuée à celle des parties qui a procuré les avances constituées d’une somme d’argent. La taille de cette part est déterminée par le rapport de force existant entre les parties impliquées dans l’activité productive.

Dit autrement, les intérêts sont la part du surplus que le capitaliste, qui a procuré le capital, parvient à obtenir pour lui-même en récompense des avances qu’il a consenties. La part qui revient au capital est le prix qui sera payé pour les sommes en argent qui manquaient au moment où elles étaient nécessaires pour lancer, puis entretenir, la production, et cette définition vaut non seulement pour les processus productifs, comme dans le cas du métayage dans l’agriculture, choisi ici comme illustration, mais aussi, et selon les cas, pour les activités de distribution d’une économie de marché ou même dans la consommation.

La part du capitaliste est conventionnellement appelée « rendement marginal du capital » ; « marginal » du fait que ce sont les conditions les plus défavorables dans l’obtention d’une part de cette nature qui définissent un plancher aux attentes. Le rendement marginal du capital est un type de profit : le profit du capitaliste (entendu littéralement comme celui qui aura procuré le capital).

Partant d’un contexte où deux parties se retrouvent face à face, où l’une manque de certaines ressources auxquelles elle n’a pas un accès direct, alors que l’autre partie a à sa disposition des ressources de ce type, dont elle a le loisir de se passer pendant un certain temps, on débouche sur une situation nouvelle où la partie qui pouvait d’emblée prêter certaines sommes se voit récompensée par le versement d’intérêts, avec pour implication que les ressources dont elle dispose auront cru au moment où le prêt arrive à maturité, c’est-à-dire se voit remboursé. Ces versements additionnels d’intérêts alimentent donc, en tant qu’éléments constitutifs intrinsèques du système capitaliste, une machine à concentrer la richesse dans un nombre de mains toujours plus réduit, même si l’emprunteur réussit à s’approprier à cette occasion une part de la richesse nouvellement créée. Cette machine à concentrer la richesse, Keynes l’appelle, sur le ton de la dérision : « le miracle de l’intérêt composé ».

Il est à mettre au crédit de Keynes d’avoir souligné que le fait que l’emprunteur réussisse ou non à s’approprier une part du surplus qui fut créé grâce au prêt utilisé comme avances, dépend du niveau auquel le taux d’intérêt est fixé ; plus ce taux est bas, plus il est probable que l’emprunteur sera parvenu à s’assurer lui aussi d’une part de la richesse nouvellement créée. De là, le plaidoyer de Keynes en faveur de l’« argent bon marché » et d’une politique publique de taux bas, pour mettre un frein à l’avidité du « propriétaire-rentier » et offrir au « métayer-entrepreneur » une chance de s’assurer une vie décente. Il faut cependant noter, et on en aura encore la confirmation par la suite, que Keynes n’évoque jamais la question du rapport de force entre les parties en présence quand il parle du taux d’intérêt. Est-ce par choix stratégique ? C’est fort possible, puisque la réduction du taux d’intérêt à la seule prime de risque et à un facteur de dépréciation sera prônée par lui dans l’« euthanasie du rentier », comme moyen d’une transition vers le socialisme qu’il dénommera par un doux euphémisme au chapitre 24 de La théorie générale, sans doute pour ne pas effaroucher ses lecteurs banquiers : « La philosophie sociale à laquelle la théorie générale pourrait conduire ».

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Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, London: Macmillan 1936

Tily, Geoff, Keynes Betrayed, The General Theory, the Rate of Interest and ‘Keynesian’ Economics, London: Palgrave Macmillan 2007

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