« L’affaire » DES TER, par Michel Leis

Billet invité

L’ampleur prise par la polémique sur les rames des TER (transports express régionaux) dans la semaine qui vient de s’écouler nous interpelle, non pas sur les faits eux-mêmes, mais sur la couverture de cet élément qui illustre certaines tendances de fond de notre société.

De quoi parle-t-on : d’une erreur dont l’impact, pas encore précisément chiffré, peut aller de 50 millions d’Euros à 100 millions, voire un peu plus suivant les estimations. Ramené à l’investissement initial, on est dans un ordre de grandeur de moins de 1 %. Une « dérive » de cet ordre est loin d’être inhabituelle dans un programme qui engage des sommes importantes sur des durées assez longues. J’aimerais par exemple être certain qu’il n’y a pas eu de dérives plus importantes lors de la construction de ces rames : changement de caractéristiques, omission plus ou moins volontaire de spécifications par le fabricant et toutes autres turpitudes tout aussi fréquentes dans ce genre d’achat sur appel d’offres qui permettent au fabricant d’allonger la facture. Si de telles dérives ont eu lieu, elles n’ont pas été portées à notre connaissance.

L’un des points qui me semblent le plus marquants dans ce tapage médiatique, c’est ce qu’il dit de l’aversion au risque et à l’erreur de notre société. Le droit à l’erreur n’existe plus, comme si la multitude de systèmes d’information et de procédures était censée garantir la société ou les entreprises où l’on travaille de toute défaillance. Dans certains domaines, on multiplie les assistances informatiques comme ces aides à la conduite et au pilotage censées nous protéger de nos propres défaillances, avec des effets pervers en cascade. La multiplication des assistances à la conduite finit par relâcher l’attention du conducteur qui fait confiance au système pour maintenir la vitesse et les distances de sécurité. Les automatismes embarqués doivent protéger l’avion de toutes fausses manœuvres (le décrochage est impossible…), et quand ces systèmes sont eux-mêmes défaillants et que les alarmes se multiplient dans la cabine, les pilotes ne savent simplement plus revenir au bon vieux réflexe de base du pilotage de base d’un avion (pousser le manche vers l’avant quand l’avion décroche).

Dans les entreprises, la multitude d’informations devient trop complexe à gérer, elle continue pourtant à s’accumuler, les outils d’analyse se font de plus en plus sophistiqués, il faut être sûr que nous n’avons pas oublié le facteur pouvant remettre en cause un projet. La meilleure stratégie devient la protection : être couvert de tous les côtés et multiplier les mails, ce qui permettra au final d’échapper au nettoyage alors que les rares qui auront mouillé la chemise pour faire avancer l’entreprise se retrouveront sur la sellette. Le système dans son ensemble est défaillant, mais l’erreur est inacceptable et doit être combattue à tout prix. La SNCF commande des trains aux normes internationales (entendez qui peuvent circuler sur toutes les voies en Europe), mais beaucoup de petites gares se révèlent ne pas être conformes à ces mêmes normes. Pour anticiper un tel dysfonctionnement, encore eût-il fallu avoir une information disponible sous une forme exploitable. Ce n’est pas seulement l’information qui est nécessaire, c’est sa forme et son organisation, surtout s’agissant d’infrastructures anciennes. En imaginant qu’une telle mesure ait été prise partout, comment était-elle accessible : dans une banque de données, dans un simple tableur, dispersée dans plusieurs centres d’exploitation ? Cette question n’est pas neutre, elle renvoie aussi à la manière dont de tels projets sont organisés. Dans la réalité, confiants dans des systèmes d’information supposés omniscients, ce qui est gagné d’un côté (la masse de l’information) est annihilé par des demandes qui sont hors de portée de l’organisation.

La recherche d’un coupable est le corollaire de ce qui précède. Daniel Pennac était bien gentil avec son Monsieur Malaussène qui couvrait les défaillances d’un système pour le plus grand bonheur de ses employeurs. Aujourd’hui, il faut du sang, une guillotine en place publique, une démission expiatoire. Tout plutôt que s’interroger sur les dysfonctionnements d’un système. Encore que la démission du PDG serait une manière de reconnaître la défaillance globale, mais il est plus probable qu’un ingénieur « Kervielisé » sera plus à même de répondre à ce besoin de victimes expiatoires

Ce qui est aussi flagrant, c’est l’absence de mise en perspective de cette histoire qui relève de la propagande. La mise en exergue du dysfonctionnement d’une institution qui dans l’esprit des citoyens reste une institution publique conforte cette croyance en une efficacité supérieure des entreprises privées. Malheureusement, la couverture médiatique de tous les dysfonctionnements du système financier ou des entreprises de l’économie réelle n’est pas de même nature. Il faut chercher les billets de Paul Jorion ou de François Leclerc dans un blog qui n’a la même audience qu’un journal télévisé pour voir s’étaler au grand jour les dérives de l’économie privée. Ironie du sort, dans le cas qui justifie ce billet et sans préjuger des conclusions de l’enquête, l’absence de communication que l’on évoque entre RFF et la SNCF renvoie à des décisions stratégiques qui ont été prises pour favoriser le privé et l’instauration d’une concurrence dans les transports ferroviaires. En dissociant l’infrastructure de l’exploitation, on espérait ouvrir à la concurrence l’exploitation ferroviaire, les différents exploitants se devant de payer un droit d’usage à l’entité en charge de l’infrastructure.

Quand Le canard enchaîné dénonce cette erreur, il est parfaitement dans son rôle et il a raison de le faire. On ne peut que déplorer une dépense supplémentaire dans une période où les transports publics survivent grâce aux subventions. Mais pour assurer l’équilibre, on aimerait voir un journal satirique s’attaquer aux milliers de dysfonctionnements des entreprises avec la même verve que le canard enchaîné. Notre société qui porte aux nues l’initiative privée doit aussi accepter les corollaires d’une telle attitude : la prise de risque et l’insécurité qui en découle. À moins que le temps soit venu d’arrêter avec cette mythique d’un monde efficace et qui maîtrise les risques, peut être pourrait-on demander donc aux citoyens autour de Fukushima ce qu’ils en pensent ?

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