LA STABILITÉ GLOBALE DES SYSTÈMES CHAOTIQUES, par Boris Verhaegen

Billet invité

Cela faisait un petit temps que je voulais aborder un sujet qui me semble essentiel pour la compréhension de certains thèmes abordés sur le blog mais je ne savais pas vraiment par quel bout commencer. Le billet de Timiota sur sa découverte médicale m’en donne maintenant l’occasion tant il illustre parfaitement le fond de ma pensée. Il traite en effet d’un phénomène trop souvent observé mais totalement non intuitif : la stabilité globale d’un système dit chaotique.

Si en physique mathématique la quasi totalité des systèmes sont dits déterministes, il en est certains, appelés chaotiques, dont la dynamique reste certes déterministe mais pour lesquels aucune prédiction n’est dans la pratique possible – ce qui est totalement contraire au déterminisme, qui, comme son nom l’indique, permet de déterminer avec précision l’évolution d’un système lorsqu’on en connaît ses conditions initiales. On parle alors de chaos ou encore de dynamique non-linéaire.

La théorie du Chaos, née véritablement dans les années 1970 malgré certaines observations faites jadis par Henri Poincaré (tout début du XXème siècle), a permis des avancées substantielles dans beaucoup de domaines de la physique qui restaient jusqu’alors très flous et incompréhensibles. Les scientifiques restaient persuadés que le déterminisme n’était pas mort mais étaient très frustrés de l’observation de tels phénomènes qui laissaient entendre un retour du hasard dans le comportement des objets physiques. Intolérable bien sûr aux yeux des physiciens qui ne voyaient en le hasard qu’une lacune dans la connaissance d’une loi qu’ils ne comprenaient tout simplement pas encore. Je m’explique.

Je vais prendre en exemple un système que tout le monde connaît : le billard. Prenons une boule et frappons la avec la boule blanche. Intuitivement on peut prévoir le trajet qu’elles vont prendre toutes les deux en fonction des conditions initiales que j’ai imposées au système lorsque j’ai tapé la boule blanche avec ma queue de billard : leur vitesse et leur direction sont totalement déterminées. Si je répète l’expérience en modifiant légèrement l’angle avec lequel je frappe la boule blanche, intuitivement, on remarquera que les trajets sont semblables et que le résultat de l’opération diffère peu du premier lancé. Le système est bien déterministe : à une condition initiale est associé un et un seul futur possible ; en outre, la modification légère de cette condition engendre une modification légère du futur des boules.

Les choses se compliquent lorsque je remplis le billard avec beaucoup de boules. En (1) vous pouvez voir que les deux billards présentés ont des conditions initiales identiques sauf la boule verte en bas à gauche qui a été légèrement déplacée sur le deuxième billard.

photo 1

Avec un lancé de boule blanche identique sur les deux billards, on peut voir que si au début les trajectoires des deux boules blanches sont identiques (2),

Photo 2

il advient un moment ou les deux systèmes divergent totalement (3 et 4).

Photo 3

Photo 4

Cela est dû à la légère différence de la position de la bille verte précédemment citée. Si le système reste déterministe (le futur est unique et déterminé par ses conditions initiales), il n’en reste pas moins qu’une légère – et même infime – différence de condition initiale engendrera rapidement des divergences énormes. Le corollaire de cette observation est que, dans la réalité, il n’y a plus aucune prédictibilité du futur d’un système devenu sensible aux petites variations puisque la connaissance des conditions initiales n’est jamais connue avec une précision totale.

Un exemple ? Le climat. Celui-ci est engendré par le ré-équilibrage constant de différences de pressions et de températures locales qui induisent des micro courants d’airs. Tous ces petits mouvements créent des mouvements plus globaux. Il faudrait donc connaître précisément l’état de chaque molécule contenue dans l’air si l’on voulait pouvoir prédire avec exactitude l’évolution du système. Vous comprendrez aisément que c’est absolument impossible. La climatologie restera donc une science incertaine à tout jamais. Lorenz, l’un des grands pionniers de cette théorie avait alors nommé cette caractéristique des systèmes chaotiques « l’effet papillon ». Une illustration de cette sensibilité aux petites variations qui dit en substance qu’un battement d’aile d’un papillon pourrait engendrer un ouragan de l’autre côté de la planète.

Ce pavé qui a été jeté dans la mare au début des années 1970 signait l’arrêt de mort de la physique déterministe : à quoi bon en effet tenter de décrire quoi que ce soit si la moindre incertitude sur la mesure nous donnera des résultats totalement divergents ? Les détracteurs du déterminisme absolu avaient gagné : le « libre-arbitre » qui caractérise notre capacité à prendre des décisions était retrouvé dans un monde qui était d’abord décrit par des lois totalement déterminées à l’avance par les conditions initiales du système. Mais malgré tout, le déterminisme était là, on ne savait juste plus le décrire avec la précision qui lui était nécessaire pour en tirer quoi que ce soit.

Mais qu’à cela ne tienne ! Les scientifiques – les vrais ! – admettent rarement leur incapacité à comprendre comment cela fonctionne (les autres s’abandonnant dans des modèles foireux qui feront office de sécurité, quitte à ce que les résultats soient aberrants, Paul Jorion le démontrant parfaitement au travers de ses écrits). Ils ont donc continué leurs recherches sur un point fondamental, observé tous les jours: si le moindre battement d’aile d’un papillon pouvait créer des ouragans, comme cela se fait-il que nous n’observions pas des millions d’ouragans chaque année au vu de la quantité impressionnante de papillons sur terre ? Un constat était fait : si un système était chaotique dans son fonctionnement, on pouvait en observer une certaine stabilité au niveau global. Ainsi, malgré toutes les configurations du système possibles – et chaque battement d’aile de papillon indépendant l’un de l’autre -, on n’observe qu’une quantité limitée d’ouragans par an, dans une stabilité statistique assez impressionnante. Les mathématiciens et physiciens ont donc voulu creuser l’affaire. Je ne rentrerai pas dans les détails ici car on aborderait des pans de cette mathématique bien trop complexes pour le sujet abordé, mais sachez juste ceci : si les évolutions des systèmes sont chaotiques, on peut définir avec une précision millimétrique des probabilités de comportement grâce à l’apparition de paramètres globaux qui stabilisent le système. On ne parle donc plus en terme de futur unique mais en terme de probabilité d’évolution d’un système. L’important est de remarquer l’existence de paramètres globaux qui n’existent que par effet d’échelle, de structure.

Mais quel peut bien être le rapport entre le climat, le billard et la découverte médicale de Timiota ? Vous l’aurez deviné : c’est cette fameuse stabilité statistique globale. En effet, la théorie du chaos peut être appliquée à énormément de sciences dont celle qui nous intéresse ici : la science humaine. Ainsi, si les systèmes humains paraissent si stables dans leur ensemble alors que des milliards d’individus poursuivent chacun leur petit but personnel, c’est parce que ceux-ci font partie d’une dynamique chaotique et que, par effet de structure, le système va trouver un équilibre global. L’intuition de Durkheim qui voyait en les sociétés humaines une propriété holistique était donc la bonne. Des mécaniques systémiques apparaissent, indépendantes des petites variations ; tout comme le papillon qui certes fausse le système mais n’influencera pas le climat de manière globale. Le modèle de Timiota le démontre parfaitement lorsqu’il observe une tendance générale constante à l’inégalité dans un système dont il a volontairement rendu indépendants et surtout aléatoires (!) les comportements qui le constituent.

Aie ! Le libre-arbitre est à nouveau jeté aux ordures : l’individu pourrait faire ce qu’il veut, le système phagocytera sa différence dans une dynamique globale stable. Une opinion de « l’homme au front » sur le blog va dans ce sens lorsqu’il dit :

« Il est probable que j’abandonne mes responsabilités, je ne supporte plus ce mépris de classe. Il est possible que le Ministre lui même s’interroge dans le même sens. Mais à ce moment là, si nous aurons pris nos responsabilités, je sais aussi au fond de moi qu’ils auront gagné. Et que la machine médiatique broiera tout cela avec une belle brutalité. »

Un système stable ? Pourtant, l’Histoire nous montre que les hommes ont passé bien des épreuves qui ont radicalement changé la face du monde, c’est-à-dire la dynamique globale du fonctionnement des sociétés humaines. Alors que s’est-il passé ? Il y a une origine à ce changement et deux moyens d’y parvenir. L’origine est simple : les paramètres globaux qui font la stabilité du système ont tout simplement changé. Ce que propose Timiota avec son modèle, c’est justement d’agir sur l’un de ces paramètres du jeu économique grâce à sa « Piketty-isation » : on brise les asymétries de richesses par la ponction systématique d’une part des gains des plus riches (ou par la diminution de l’espérance de gain de ceux-ci).

Mais comment y parvenir ? Reprenons notre exemple du climat. Son histoire nous montre qu’il n’a pas toujours été le même au fil du temps lui aussi. On retrouve deux causes fondamentales : un changement très brusque, cataclysmique, dû à l’éruption géante d’un volcan, ou d’une collision avec un énorme astéroïde (pour ne citer que ces deux-là) ou alors l’évolution certaine quoique très lente d’un paramètre global – par exemple la concentration de CO2 dans l’air. Si le premier impose de facto une nouvelle donne, le second est très lent et se fait sentir par effet de seuil. Ainsi, les experts du GIEC estiment qu’une augmentation de température de plus de 2°C en moyenne sur la terre par rapport au début de la révolution industrielle amènera la planète à se réchauffer d’elle-même dans un emballement « incontrôlé » faisant fi de tous nos efforts pour l’enrayer : le seuil serait alors atteint et le système se déplacerait de lui-même vers un nouvel équilibre, incontrôlable pour nous, humains.

On peut appliquer ces observations aux sciences humaines également. En effet, la première guerre mondiale ne s’est pas déclenchée en un jour. Il y avait de plus en plus de tensions qui couvaient, des crispations toujours plus fortes, et le seuil a été atteint lors de l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand qui servit de prétexte pour déclencher les hostilités. Il est clair que ce n’est pas l’assassinat en lui-même qui est la cause de la première guerre mondiale mais bien le fait qu’un seuil, un point de non retour, était atteint. Des phénomènes comme ceux-là, on peut en trouver beaucoup à travers l’histoire. L’inconvénient de cette méthode est son inertie, sa lenteur. Celle-ci s’explique déjà par le seuil nécessaire afin de voir le changement s’effectuer véritablement, mais aussi par le caractère fractal du système chaotique.

Si ce mot peut paraître effrayant, sa compréhension l’est nettement moins. Un fractal est un objet qui « se contient lui-même » : on observe une auto-similarité à toutes les échelles. Une illustration simple est la fougère : observez la feuille d’une fougère en entier puis attardez-vous sur l’une de ses ramifications: elle présente la même structure. Si on l’agrandissait, on ne pourrait la dissocier de la feuille dont elle a été extraite (5).

Photo 5

C’est l’auto-similarité. Il est à noter au passage que le processus de génération d’un fractal suit des schémas très simples. Pour la feuille de fougère, une forme est répétée à chaque échelle, permettant de simplifier énormément le code génétique qui doit programmer la plante. C’est donc un procédé très efficace pour construire des structures très complexes au final tout en gardant une simplicité dans sa logique.

Les systèmes dynamiques humains sont semblables. Pour bien comprendre l’idée de seuil à différentes échelles, on peut prendre l’exemple de Ford Genk qui licencia 3000 ouvriers dernièrement. On remarque qu’il y a localement un seuil qui a été franchi amenant des révoltes et une volonté de changer la manière de fonctionner. Mais même si ce seuil a déjà été atteint de manière locale, il reste insuffisant à l’échelle de la Belgique. Il faut donc que plusieurs usines ferment plus ou moins simultanément ou qu’une crise sociale touche suffisamment de milieux à la fois pour qu’un effet de seuil sur une tranche plus globale du système soit franchi afin que celui-ci se modifie (lire à ce titre l’excellente interview d’Edgar Morin pour TerraEco.net). Si l’on continue le raisonnement au niveau de l’Europe, on remarque que si les pays du Sud sont déjà dans la révolte, le seuil est loin d’être atteint en Belgique et plus largement dans les pays du Nord. L’Europe n’a donc pas encore atteint le seuil suffisant pour évoluer d’un système stable à un autre. Alors concernant la planète entière… On voit là l’inertie pointer son nez.

Quant à la simplicité originelle de l’organisation sociale, on peut épingler les mécaniques de dominance entre les être humains qui induisent des hiérarchies. Les parents ont autorité sur les enfants, l’État sur les famille, Les élites sur les États, etc. Ce processus très simple est souvent masqué par la complexité ambiante, tout comme la similarité d’une ramification d’une fougère par rapport à la fougère entière qui reste discrète si on ne l’observe pas attentivement.

Par le même raisonnement, on conclura aussi que cette auto-similarité se retrouve jusqu’à l’individu isolé : ses différentes pulsions le tirent constamment vers des désirs contradictoires dont la résolution fera apparaître ce qu’on veut appeler la personnalité qui, elle, est censée être plus ou moins stable. L’adage de Gandhi qui dit « si tu veux changer le monde, tu dois d’abord te changer toi-même », prend alors tout son sens ! Et finalement Max Weber qui s’opposait à Durkheim en proposant une approche par le bas pour comprendre les sociétés humaines n’avait pas tort non plus car finalement, c’est bien par l’interaction des milliards d’individus qui composent notre société que celle-ci apparaît comme telle.

Malheureusement, les exemples de changements brutaux dans les sociétés humaines manquent à l’appel car trop rares. J’ai tenté d’en identifier quelques-uns : l’arrivée de « messies » qui ont radicalement changé le monde spirituel de nos sociétés, ou encore l’explosion de Little Boy et de Fat Man, respectivement au-dessus d’Hiroshima et de Nagasaki qui ont sonné le glas pour le Japon, assurant l’hégémonie des États-Unis. Ces bombes nucléaires ont radicalement changé les rapports de force entre nations, modifiant le système global de manière assez brutale. J’aime à nommer l’Émergence, avec un grand « E », ce type de changement. Elle n’est ni positive ni négative ; il n’y a pas de jugement de valeur sous-tendue. Il y a juste un changement radical.

Alors que faire ? Attendre sagement l’Émergence ? Ca serait s’abandonner au système dans l’espoir qu’il changera bien assez tôt pour le voir. Par contre, le blog de Paul Jorion s’emploie déjà à identifier ces paramètres globaux de manière claire :

– la machine à concentrer la richesse (paramètre qui n’a apparemment jamais été modifié depuis l’invention de l’argent) qui a été mis en évidence de manière absolue par le remarquable travail dont un billet sur le blog a fait l’objet et qui s’intitulait The Network of global corporate control ;

– la richesse comme une fin en soi et son corollaire : la promotion des sociopathes au plus haut niveau du pouvoir qui permet l’application de règles humanicides au nom du profit ;

– la loi du plus fort, que la civilisation dans une vaine et brève tentative a tenté d’enrayer après la seconde guerre mondiale et qui nous revient avec la dérégulation à outrance, ainsi que son corollaire : l’asservissement des faibles afin de décharger les forts d’un travail pénible (à ce titre, lire La survie de l’espèce) ;

– la croissance infinie, qui risque de créer une forme d’Émergence lorsque celle-ci arrivera totalement au bout de sa logique insoutenable, et son corollaire également qu’est le consumérisme ;

– … (je vous laisse le plaisir d’en établir d’autres).

La solution pour modifier ces paramètres se trouvera sûrement au cas par cas et les deux voies de résolution devront à chaque fois être poussées jusqu’au bout de leur logique. Il est en tout cas clair que le changement de mentalité est un élément fondateur essentiel à tout changement global par effet de seuil. Car s’il est évident qu’un papillon ne changera pas le climat, plusieurs millions de papillons en phase pourraient, eux, avoir un impact important ; tout comme ce pont que les militaires ont un jour traversé en cadence, le faisant entrer en résonance jusqu’à l’écroulement (une tribune de foot belge a subi le même sort il y a de cela quelques années lorsque les supporters sont entrés en phase dans leur scansion).

Le libre-arbitre est finalement retrouvé. Même si tout seul il sera impossible de modifier quoi que ce soit, c’est par l’effet de groupe que ça se passera, en tenant compte d’une possible Émergence qui changerait la donne. Quoi qu’il en soit, il est totalement impossible de prédire quel système stable remplacera celui-ci. On ne peut qu’en déceler des indices par l’étude de ce qui fait le nôtre aujourd’hui.

Il ne nous reste plus qu’une chose à faire : se mettre au boulot ! Et je remercie chaleureusement tous les contributeurs du blog qui chaque jour apportent déjà une pierre à cet édifice monumental.

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