L’EMPLOI ENTRE ARBITRAGE PRIVÉ ET POLITIQUE PUBLIQUE, par Michel Leis

Billet invité

  1. L’offre d’emploi dépend de plus en plus des arbitrages du secteur privé en matière de répartition du travail

1.1. En France, contrairement à une idée reçue, l’emploi total continue à augmenter[i]. Cette création d’emploi est toutefois insuffisante pour répondre à l’accroissement de la population active, d’où la hausse du chômage.

1.2. La fonction publique d’État a contribué de 6 % dans cette croissance globale entre 1980 et 2010. Lors de la dernière décennie, elle a pesé négativement sur l’emploi total (-4.5 %). Les emplois ont augmenté plus fortement dans la fonction publique territoriale et dans la santé. Cette situation résulte d’un transfert de responsabilité entre l’État et les collectivités locales[ii] et d’une demande croissante en matière de santé.

1.3. Les contraintes budgétaires ne permettent pourtant plus de créer des emplois dans la fonction publique d’État ou dans la santé. Quant à la fonction publique territoriale, le niveau de décision local ne permet pas de mener une politique d’emploi globale.

Évolution de l’emploi total 1980 – 2010 (en milliers)

Michel 01

 

Évolution comparée 1980 – 2010 : indice 100 = 1980

 

Michel 02

1.4. Par conséquent le volume total d’emplois offerts dans les prochaines années va dépendre essentiellement des arbitrages que le secteur privé va rendre en matière de répartition du travail. Il est nécessaire de comprendre les termes de cet arbitrage, le schéma qui suit en propose une approche simplifiée :

Michel 03
(cliquez sur le schéma pour l’agrandir)

1.5. Du point de vue des entreprises, un changement ou des ajustements dans la structure ou l’organisation apparaissent nécessaires:

  • Quand le contexte change : le marché, l’intensité de la concurrence…
  • Lorsque les attentes ou les modèles évoluent (i.e. les normes[iii] de profit et de production).
  • Lorsqu’une nouvelle stratégie est décidée par un management en mal de justification ou au changement d’équipe de direction.

1.6. Dans cette dynamique de changement, il y a rétroaction entre stratégies et normes (ÂŒ): les meilleurs résultats deviennent des références et font évoluer l’ensemble des attentes, ce qui nécessite de nouvelles stratégies et de nouveaux changements.

1.7. Le caractère linéaire du schéma ci-dessus ne doit pas faire illusion. Beaucoup d’éléments de la décision ne sont pas rationnels. Le discours sur la compétitivité et la survie des entreprises est en réalité plus un discours sur la conformité aux normes de profit et de production. Ce schéma décrit le contexte de la décision et les interactions, il n’explique pas un processus de décision par ailleurs spécifique à chaque entreprise:

  1. Les termes de l’arbitrage

2.1. Différents projets sont élaborés pour répondre à cette demande de changement, le contenu de ces projets est très largement influencé () :

  • Par la norme de profit qui détermine un idéal de rentabilité à atteindre : elle renvoie aux performances des meilleures entreprises du secteur, mais aussi à des attentes plus générales qui prennent en compte d’autres secteurs ou un contexte général (fiscalité, attitude par rapport à l’argent…).
  • Par la norme de production[iv] dominante : Les entreprises conçoivent très rarement une approche nouvelle de leur métier. Elles copient et améliorent en fonction des évolutions technologiques l’organisation des entreprises qui semblent le plus en pointe dans un secteur donné sans que l’on sache si ce modèle de référence est le plus efficace. De temps à autre, une entreprise remet en cause la norme de production de son secteur, par exemple, l’arrivée du « low-cost » dans le transport aérien.

2.2. Chaque projet est une combinaison de facteurs (ÂŽ) entre le capital (i.e. capital productif), différentes manière de recourir au travail et l’externalisation (le recours à la franchise ou à la sous-traitance). Autrement dit, chaque combinaison de facteurs effectivement mise en œuvre est à la fois dépendante de la norme de production et contribue si elle se révèle particulièrement efficace à l’évolution de la norme de production.

2.3. Le choix du facteur capital est celui qui offre le moins d’incertitude à l’organisation, car le prix de l’investissement en machine ou logiciel est connu, de même que les performances attendues. Toutefois, l’expérience montre que les dérapages sont très fréquents par rapport aux prévisions. Les termes du choix sont les suivants :

  • Le progrès technique qui se traduit par des possibilités d’automatisation supplémentaires, une efficacité et une accessibilité croissante tout en diminuant le coût de l’investissement.
  • Le coût de l’investissement, y compris le coût de son financement. Toutefois, si le progrès technologique tend à diminuer les coûts, le ticket d’entrée pour certains postes de travail ou dans certaines fonctions reste très élevé par rapport à la valeur ajoutée générée par la fonction. On peut donner ici quelques exemples :
  • L’automatisation des fonctions de trading coûte cher, mais correspond à un profit élevé, grâce entre autres aux nouvelles possibilités de profit offertes par le trading à haute fréquence. Elle est devenue un standard dans la profession.
  • La technique du Scan et des écrans tactiles est devenue bon marché depuis quelques années, d’où la multiplication des automates dans la distribution.
  • La robotisation dans les usines automobiles a atteint un sommet et enregistre même une légère décroissance : les robots ont du mal à s’adapter aux variations de production trop fréquentes et à une flexibilité croissante dans l’exécution des véhicules, le gain de productivité est faible pour des opérations d’assemblage complexe. Ils restent les maîtres dans les presses, la soudure, la peinture ou le convoyage.
  • Il est faible dans la phase finale de l’assemblage des avions, le degré de précision recherché et la faible longueur des séries (quelque milliers tout au plus) permettent difficilement de rentabiliser l’investissement.
  • L’accessibilité au facteur capital est parfois limitée. Les brevets, l’avance technologique prise par un concurrent peuvent être des barrières à l’entrée difficiles à combler.

2.4. L’utilisation du facteur travail ne s’évalue qu’en combinaison avec le capital productif, pour chaque projet, plusieurs arbitrages doivent être réalisés :

  • Sur la combinaison entre le travail de la machine et l’emploi, en fonction des coûts salariaux, de la productivité, du coût du capital productif. Dans un processus complexe, cet arbitrage doit être rendu pour chaque tâche à réaliser.
  • Entre un travail réalisé au coût local et un travail exporté au loin et qui peut être réalisé à des coûts salariaux moindres, même en tenant compte des coûts de transports. Il s’agit ici du travail réalisé dans une filiale quelconque de l’entreprise à l’étranger.
  • Entre le travail réalisé par des employés et le travail réalisé par le client[v]. Les possibilités ouvertes par les écrans tactiles et autres outils de reconnaissances visuels dont l’usage devient de plus en plus familier aux individus permettent de mettre ceux-ci à contribution, en particulier dans la distribution et les services. Ils réalisent ainsi un travail qui était auparavant celui d’un employé de la société : pompiste, caissière, personnel au sol…

2.5. L’externalisation est la grande alternative aux projets internes, c’est l’une des armes favorites des entreprises dominantes[vi] dans la chaîne de valeur :

  • Pour les entreprises dominantes, la rentabilité sur capitaux propres peut être améliorée : une telle approche requière moins d’actifs et moins de capitaux, sans que le chiffre d’affaires n’en subisse les conséquences. Le tout n’a qu’un impact minimal sur le profit en vertu des rapports de forces qui maintiennent les prix d’achat à un niveau très bas et qui permettent d’accaparer la marge.
  • Pour les entreprises dominées (celles à qui l’externalisation est confiée), on décale d’un cran le schéma de décision : se voir confier la sous-traitance par une société plus grande ou prendre une nouvelle franchise revient à une variation de marché qui nécessite une adaptation.

2.6. La mobilité entre les facteurs () est contrainte par :

  • Le coût des différents facteurs et les paramètres de flexibilité qui y sont attachés : barrières à l’entrée (coût de la technologie, existence d’une main d’œuvre abondante et bien formée), faculté à céder des actifs, contraintes du marché du travail (i.e. facilité à licencier).
  • La faculté à exporter le travail ou à le sous-traiter : entre autres le coût du transport, la présence de filiale à l’étranger (ou la facilité à s’y implanter).
  • Les barrières réglementaires et douanières

2.7. Pour les entreprises dominantes dans la chaîne de valeur, il est très fréquent que le top management (parfois déconnecté de la réalité métier) prédéfinisse le cadre de l’arbitrage en fixant des objectifs et une ligne stratégique largement influencée par les normes dominantes (), en particulier la norme de profit. C’est un véritable biais cognitif qui conduit un éventail très réduit de stratégies :

  • Les stratégies fondées sur la recherche de l’optimisation profit / structure
  • La réduction autoritaire du personnel : chaque département de l’entreprise se devant de décliner à son niveau les ajustements nécessaires. On observe souvent un effet cliquet : s‘il est à nouveau nécessaire de recruter, l’emploi ne retrouvera jamais les niveaux antérieurs.
  • Variante de la réduction des coûts (y compris salariaux) : la fermeture des activités ou des sites les moins rentables du groupe. La réduction du périmètre permet d’espérer à court terme un meilleur retour sur capitaux propres. Il existe une stratégie symétrique qui est celle de l’absorption et du rachat des entreprises concurrentes en espérant réaliser des économies d’échelles.
  • Autre déclinaison de cette recherche du meilleur ratio profit structure, l’externalisation, qui permet là encore de réduire les effectifs et peut améliorer rapidement la rentabilité sur capitaux propres. Le discours du recentrage sur le cœur de métier a servi et sert encore dans la phraséologie d’entreprise pour habiller ce type d’opération. Elle est en adéquation avec une norme de production qui cherche la flexibilité à tout prix, elle offre le double avantage de faire porter la complexité de cette flexibilité sur de plus petites structures et elle peut se combiner facilement avec l’exportation du travail. La sous-traitance à l’étranger est devenue l’un des standards de la norme de production.
  • La digitalisation, autrement dit, dans le discours d’entreprise dominant, comment on transfert une partie du travail autrefois réalisé par les employés de l’entreprise vers le client. Sous prétexte d’évolution des attentes du client, de progrès technologique et d’autres pressions concurrentielles, le client est aujourd’hui poussé vers Internet ou vers des automates. La motivation pour le client est l’absence de files, l’abondance d’information ou le caractère instantané de la réponse. Au final le client participe volontairement et avec le sourire à sa propre euthanasie (voire le point 3 : conséquence de l’arbitrage privé en matière d’emploi).
  • Les stratégies fondées sur la quête de valeur :
  • La montée en gamme, qui est l’une des tartes à la crème des stratégies d’entreprise. Pour répondre aux attentes de profits, on cherche à obtenir un positionnement premium des produits ou des services offerts, en espérant en retour améliorer la marge. Les marchés premium sont effectivement moins impactés par les crises et le prix des produits permet de générer plus de marge. Cependant, ces marchés ne sont pas extensibles à l’infini alors que le ticket d’entrée reste élevé pour une réussite aléatoire.
  • La différentiation qui consiste à rechercher une offre dont le caractère spécifique est perçu par le client, soit parce que la technologie employée est réellement innovante, soit parce que le marketing arrive à convaincre le consommateur potentiel que le produit proposé est différent. Un produit ou un service « unique » permet là aussi de générer plus de marge

Cette liste ne décrit que des variantes « standards », toutes ces stratégies se combinent, se succèdent, ce qui retire la lisibilité à une typologie qui est somme toute assez réduite. Elles ne font pas non plus table rase des stratégies antérieures telles que celles qui ont amené au développement de la norme de consommation, fondée sur le renouvellement rapide de l’offre. Les entreprises qui ont le meilleur mix dans leur stratégie (i.e. celles qui offrent les meilleurs résultats) à un instant donné vont avoir un rôle de modèle pour leurs concurrents. Ceux-ci chercheront à s’adapter à ces nouveaux « standards », dans un cercle sans fin qui n’a rien de vertueux quand c’est le seul profit qui sert d’évaluation de cette réussite.

2.8. Pour les entreprises qui ne sont pas dominantes dans la chaîne de valeur (franchise, sous-traitant), l’arbitrage se fait sous une forme beaucoup plus contrainte. Plus les rapports de forces sont en faveur de l’entreprise dominante, plus le sous-traitant est dans l’incapacité de fixer des prix, plus les arbitrages sont fixés en fonction des coûts. Comme le facteur capital a souvent un ticket d’entrée élevé, il est fréquent que l’arbitrage se produise en faveur du facteur travail, mais le facteur prix pousse à la délocalisation dans des pays où le coût du travail est moins élevé, du moins chaque fois que cela est possible.

  1. Les conséquences de l’arbitrage privé

3.1. L’arbitrage privé ne se rend qu’au niveau de l’entreprise, il n’y a pas d’évaluation de l‘impact global. Si au final la rétroaction sur les marchés est négative, et que d’autres ajustements sont nécessaires, aucune société ne se sent comptable d’une telle conséquence. L’addition des comportements individuels « rationnels » dans la perspective de l’entreprise crée une situation irrationnelle sur le plan collectif. L’euthanasie progressive du consommateur dans les marchés domestiques ne bénéficie qu’à une infime minorité d’entreprises à même d’aller chasser le client dans s’autres territoires.

3.2. Dans les arbitrages rendus, malgré les politiques d’emploi gouvernementales (voir point 4 ci-après), l’offre de travail stagne (au mieux) en quantité et baisse en qualité. Le rapport de force qui en résulte pèse directement sur les salaires et indirectement sur le nombre d’actifs (‘). Les conditions de marché local enregistrent une première dégradation (’) liée à une demande intérieure finale qui stagne ou pire encore, qui se répartit dans des choix violents entre les produits et les secteurs d’activité par le client (l’évolution de la norme de consommation).

3.3. Que ce soit par la délocalisation pure et simple ou par l’externalisation, les arbitrages rendus sont de moins en moins en faveur du facteur travail local qui est toujours trop cher du point de vue de l’entreprise. L’exportation du travail à l’étranger renforce la demande export et affaiblit la demande intérieure (“). Là encore, seule une infime minorité d’entreprises sont à même de tirer parti de cette nouvelle demande extérieure tandis qu’une majorité d’entreprises subissent la baisse de la demande

3.4. La conjonction d’arbitrages rendus dans le même a des effets en cascade. La demande baisse à la fois par les arbitrages rendus, mais aussi parce que les mécanismes de protection sociale compensent de moins en moins les effets de ces arbitrages privés. La demande déprimée qui en résulte nécessite d’autres ajustements, d’autres arbitrages qui seront toujours rendus dans la même direction. Seules les entreprises dominantes tirent leur épingle du jeu, ce qui accentue le phénomène de concentration de la richesse et contribue à scier la branche sur laquelle nous sommes assis.

  1. Inefficacité des politiques publiques de l’emploi

4.1. De même que la typologie des stratégies d’entreprise est relativement limitée, l’éventail des politiques de l’emploi menées dans les différents pays européens est très réduit :

  • Une quête désespérée de la croissance en espérant que celle-ci créera des emplois
  • Une réduction du coût du travail au travers de toute une série d’emplois aidés, en particulier par des incitants fiscaux.
  • Une flexibilité dont on espère qu’elle incitera les entreprises à « se mouiller ».
  • Une politique de nettoyage statistique, visant à réduire le nombre de demandeurs d’emploi en sortant une partie des individus de la liste des actifs.

4.2. La croissance n’est pas suffisante : les gains de productivité réalisés et l’exportation du travail ne permettent pas d’espérer un retournement durable du marché de l’emploi, sauf retour à une croissance exceptionnellement élevée sur une longue période. Surtout, la croissance profite aux entreprises dominantes, c’est-à-dire celles qui sont les plus performantes du point de vue des normes de production et de profit, celles qui rendent le plus souvent des arbitrages moins favorables à l’emploi local.

4.3. Les politiques visant à réduire des coûts du travail sont réalisées au nom d’une idéologie, celle du marché et de la libre concurrence. L’accent est mis sur la compétitivité salariale qui permettrait aux entreprises de se faire une place au soleil. Ces politiques ne sont pas appropriées, car elles ne prennent pas en compte tous les termes de l’arbitrage. La baisse du coût de l’emploi pèse peu dans la balance globale :

  • Le coût du facteur capital tend à baisser. D’une part, le prix de la technologie baisse, aidé en cela par les politiques d’État en matière de recherche et de formation (le discours sur la compétitivité technologique). D’autre part, le coût du financement reste très bas, entre autres parce que l’on espère toujours retrouver la croissance et favoriser les investissements des entreprises en maintenant le crédit à des taux très bas.
  • La mobilité entre les facteurs au sens large connaît de moins en moins de freins : libres mouvements des capitaux et des personnes en Europe, pas de barrière douanière, coût du transport peu élevé, il est facile dans ses conditions de faire le choix du travail exporté. Même si l’on sort de l’Europe, le différentiel de coût de main-d’œuvre est tel que les barrières douanières ne sont de toute façon pas suffisantes pour les entreprises qui ont accès au travail à bon marché.
  • Quand cette baisse est réalisée au travers des charges sociales ou de la fiscalité, elles élèvent les attentes de profit des entreprises dominantes. En réponse à cette élévation de la norme de profit, d’autres ajustements sont mis en œuvre, et au final, non seulement l’arbitrage rendu ne sera que très marginalement influencé par le coût du travail, mais l’impact en terme d’emploi peut être négatif.
  • Dans les secteurs où la norme de production repose sur une mécanisation poussée, l’exportation du travail ou le transfert vers le client final, ces politiques ont peu d’influences. Dans d’autres secteurs, les entreprises sont tentées de jouer l’effet d’aubaine et d’opportunité en remplaçant une partie de leurs salariés (ceux qui coûtent cher) par un emploi jeune et à meilleur marché, sous le double effet de la pression sur les salaires (le salaire à l’embauche est une variable clé dans l’ajustement global des salaires) et la diminution des charges.
  • Quand ce sont les salaires qui sont directement visés, c’est la demande globale qui souffre. Les entreprises ne manqueront pas de réagir avec les ajustements en cascade que l’on peut imaginer.

4.4. La flexibilité en tant que moteur de l’emploi revient à diminuer les barrières à la sortie et à renforcer la mobilité entre les facteurs. L’embauche n’est que transitoire, en attendant une meilleure combinaison, renforçant ainsi l’instabilité de la demande. Cette prise de risque supposée par les entreprises qui serait un frein à l’emploi ne joue en réalité que marginalement dans un contexte ou l’offre d’emploi reste atone.

4.5. Enfin, le nettoyage statistique n’a qu’un effet cosmétique à simple visée politique. Il pourrait avoir un effet positif dans la mesure où le niveau de chômage serait faible : en ce cas un nettoyage peut renforcer une impression de pénurie de main-d’œuvre et mettre la pression sur les salaires. Maintenir un taux de chômage apparent à 10.4 % au lieu de 15 % (ou 16 ou 17 %) ne satisfait que le personnel politique et entérine l’inefficacité du reste de la politique d’emploi.

4.6. On entend souvent nos politiciens prendre pour exemple les bonnes statistiques de l’emploi et les soi-disant succès de l’industrie allemande. Ils ne comprennent toujours pas la nature de cette illusion qui dicte pourtant sa loi à l’Europe :

  • L’Allemagne a un nombre d’actifs potentiels beaucoup moins élevés, à la fois par une pyramide des âges plus favorable et par une politique familiale qui a toujours découragé le travail des femmes (le système de crèches par exemple, très peu développé en Allemagne). Ce nombre d’actifs potentiellement plus faible réduit mécaniquement le taux de chômage. Il diminue aussi les pressions à la baisse du salaire dans l’industrie qui perd régulièrement des emplois en Allemagne (-700000 ces dix dernières années). Le secteur des services recrute, mais à quel prix ! L’instauration d’un salaire minimum qui reste très bas n’est pas vraiment de nature à entretenir la demande intérieure.
  • L’exportation du travail profite quand même aux entreprises allemandes. Quand une classe moyenne supérieure se crée dans un pays, le positionnement haut de gamme de l’industrie allemande fait que celle-ci rafle la mise et superforme dans cet embryon de marché. En d’autres termes, en rendant le même type d’arbitrage que leurs concurrents d’autres pays, les entreprises allemandes n’ont pas à réaliser les mêmes ajustements. Leurs débouchés continuent à augmenter à l’export quand la demande intérieure reste stable. Cette situation n’est pas transposable, car ce positionnement spécifique ne peut être dupliqué.
  1. Alternatives aux politiques actuelles de l’emploi

5.1. On l’a vu, l’un des moteurs de ces ajustements continus est l’évolution des normes :

  • L’évolution de la norme de profit crée une dynamique de changement renforcée par les politiques d’emplois qui tendent à jouer sur les allègements fiscaux. Cette approche renforce la revendication des entreprises pour un taux d’impôt « single digit » et dans la quête du profit. Si l’on ajoute la spéculation financière et la fraude fiscale, les attentes n’ont jamais été aussi élevées en la matière. Diminuer la norme de profit par une fiscalité adaptée (taxer les surprofits) et lutter contre la fraude fiscale est le meilleur service que l’on puisse rendre à l’emploi
  • S’il est plus difficile d’agir sur la norme de production, toutefois, un certain nombre de limitations peuvent être apportées :
  • En révisant les règles d’amortissement sur les investissements, en particulier sur les robots et le matériel d’automation.
  • En taxant le transfert du travail vers le client. Cette taxation peut être dédoublée : d’une part en influençant les comportements du client, par exemple en taxant toute transaction réalisée sur Internet ou sur une borne automatique, et d’autre part vers l’entreprise, là aussi pour toute opération qui met à contribution le client.
  • Les limitations apportées au facteur capital permettraient aussi d’intervenir sur le facteur travail en limitant par exemple la durée de celui-ci pour en assurer une meilleure répartition dans le temps.

5.2. Dans l’arbitrage privé qui est rendu aujourd’hui entre travail et capital, il faut considérer les deux facteurs simultanément. Essayer de rétablir la balance entre facteurs ne peut jouer qu’à la marge, car des considérations indépendantes du seul coût du facteur travail interviennent à l’heure des arbitrages. Une approche qui ferait porter les charges sociales sur la valeur ajoutée produite à un triple avantage :

  • Elle est neutre par rapport au choix des facteurs
  • Elle fait apparaître une réelle différence sur le coût du facteur travail
  • Elle finance mieux les mécanismes de protections sociales, ce qui tend à maintenir la demande.

5.3. La mobilité entre les facteurs est aujourd’hui quasiment sans limites, entre autres parce que le coût du transport est aujourd’hui très faible, que ce soit pour le transport de biens physique ou de données. Dans ces conditions, il est facile de transférer la localisation physique de tout ou partie de la production de biens et services vers les lieux où le coût des facteurs est moindre. La taxation du transport sous toutes ses formes est un frein important à la mobilité des facteurs.

5.4. Enfin, la question du différentiel de coût ne peut pas ne pas être posée, sinon à envisager l’alignement du coût du facteur travail (les salaires) sur ceux du Bangladesh. On peut envisager la création d’un village gaulois qui résisterait à l’envahisseur, mais sans remise à plat des normes, le discours et les arbitrages des entreprises resteront les mêmes, le cadre de référence sera simplement plus restreint. Si l’on pense que le retour à une nation fermée est un cadre qui peut être dangereux à terme, on peut aussi espérer qu’une Europe sociale se préoccupe de l’harmonisation fiscale et sociale. Reste la relation entre l’Occident (plus la Chine ou la Russie) et les pays en voie de développement, où les rapports de forces se manifestent sans vergogne pour le plus grand bonheur des entreprises dominantes.

Dans le débat sur l’emploi et le partage du travail, il me semble que notre vision à court terme est largement imprégnée par des années de politique inefficace en matière d’emploi. Nous abandonnons progressivement l’idée d’un possible partage du travail et du retour au plein emploi qui deviennent une sorte d’utopie.

À plus long terme, les possibilités offertes par la technique ouvrent des perspectives keynésiennes (au sens des 15 heures de travail par semaine prédites par Keynes). Pourtant, laisser les mains libres aux entreprises ne peut conduire qu’à une société de maîtres et d’esclaves. D’un côté la minorité qui bénéficiera d’un service assuré par un mix de robots et d’humains. De l’autre, ceux à qui on imposera un travail dans des conditions qui assurent juste le renouvellement de la force de travail, parce que l’automatisation de leur job n’aura pas de sens vu sous le seul angle du profit. Enfin restera ceux à qui l’on imposera l’absence de travail parce que la machine aura pris leur place, vous qui rejoignez ce monde, abandonnez tout espoir…

__________________

[i]Cette augmentation se fait essentiellement sous la forme du salariat et ne dit rien de la qualité de l’emploi.

[ii]+20.3 % entre 2000 et 2005, lors des transferts massifs de compétences entre l’État et les régions.

[iii] Le rôle des normes est le sujet de mon essai « Crises économiques et régulations collectives – Le paradoxe du guépard »

[iv] La production est entendue au sens large du terme, il s’agit de production de biens comme de services

[v] Vu des entreprises, cet arbitrage n’est pas réalisé en ces termes, le discours dominant est celui on de « nouveaux services offerts aux clients »

[vi]Par entreprise dominante dans la chaîne de valeur, il faut comprendre les entreprises qui sont à même de capter la marge, soit en imposant un prix de vente élevé au client, soit en imposant un prix d’achat faible auprès de ces fournisseurs, soit par une capacité à offrir un service perçu comme différent ou meilleur par le client. Pour l’essentiel, il s’agit d’une problématique de rapport de force

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