« Penser /Créer avec Fukushima », L’infamie gagne du terrain, par Nadine et Thierry Ribault

Billet invité.

Deux enseignants et écrivains, Michaël Ferrier de l’université Chuo à Tôkyô, et Christian Doumet, de l’université Paris 8, membre de l’Institut Universitaire de France, organisent du 12 au 14 juin à Paris, à l’INALCO et à la Maison de la culture du Japon, une « Rencontre internationale » intitulée « Penser/Créer avec Fukushima ».

L’argument est le suivant :

« Fukushima est ancré dans notre présent d’une manière si inquiétante qu’il est encore impossible d’imaginer le monde d’après Fukushima. Certes, de nombreux travaux dans toutes les langues ont porté et portent encore sur les aspects scientifiques, techniques et politiques de l’événement. Mais la manifestation proposée ici s’intéressera plutôt à ses conséquences intellectuelles et esthétiques, et au nouvel ordre mental dans lequel nous sommes appelés à vivre depuis le 11 mars 2011. »[1]

Un étrange mutisme

Véritable tour de force de ce colloque de trois jours relatif au désastre, les mots « nucléaire », « radioactivité » ou « irradiation » n’apparaissent à aucun moment, ni dans l’annonce qui est faite, ni dans les titres des communications prévues au programme. Certes, on comprend que l’accueil de ce salon Fukushima dans l’enceinte du bras armé de la politique étrangère culturelle du Japon, la Maison de la culture du Japon à Paris, puisse expliquer en partie cette pirouette de la part d’ « universitaires, écrivains, photographes, philosophes, etc. » (sic)[2], dont le souci principal est de « penser avec Fukushima ».

Relégués au rang de tabous, ces mots sont remplacés par « l’événement Fukushima », « la pensée de Fukushima », le « filmer Fukushima », ou encore le « donner à voir Fukushima », mais nulle part on ne trouve trace de cette réalité apparemment censée être désormais connue de tous, et visiblement déjà obsolète, qui est celle de la contamination radioactive des hommes et de leur milieu par les « atomes de la paix », comme les appelait Eisenhower en 1953. Adorno lui, écrivait en 1951 : « L’évidence du malheur tourne toujours à l’avantage de ses apologistes : comme tout le monde est au courant, nul n’a à en parler et, sous couvert du silence, les choses peuvent suivre leur train. »[3]

Ce tour de passe-passe, consistant à « liquider » toute référence au nucléaire dans un colloque pourtant censé porter sur les conséquences de la fusion de trois des réacteurs de la centrale n°1 de Fukushima, servirait-il aux organisateurs à s’éviter les foudres des membres de l’Académie des sciences, de l’Académie des sciences morales et politiques ou du Collège de France – institutions qui proposent les noms des personnalités pressenties pour composer le jury de l’Institut Universitaire de France, partenaire de cette manifestation ? Ou bien, interprétation compatible avec les deux précédentes, les organisateurs considèreraient-ils que « Fukushima » constitue désormais un concept en soi, une abstraction qui, à l’instar de la réalité naturelle nue du physicien, fait passer à leurs yeux pour une entité objective ce qui est un fait social, à savoir la production de l’énergie nucléaire et ses dommages collatéraux, dans un lieu concret, avec des gens, une identité, et une histoire ? Les « penseurs de Fukushima » semblent, en effet, bien loin de ce type de préoccupations et, comme le ferait une assemblée glosant sur l’esclavage sans jamais prononcer le mot « colonisation », concept dépassé, préfèrent se pencher sur l’attendrissant berceau des « sens nouveaux que prend le terme de « contemporain » » et sur celui de « la pensée et la création telles que les reconfigure l’événement Fukushima »[4]. Cette mise en objet de pensée que souhaitent opérer ces experts en recyclage n’est rien d’autre qu’une vaporisation du désastre nucléaire lui-même. Il s’agit pour eux de penser avec Fukushima comme on joue avec un ballon, et si possible, spectacle oblige, en le faisant tourner sur son nez face à une assemblée médusée devant tant d’habileté, contribuant ainsi à faire passer la représentation de la réalité pour la réalité elle-même.

Ainsi, quoi qu’il en soit, l’enracinement d’une des pires catastrophes nucléaires de l’histoire de l’humanité dans le fameux régime japonais de la « démocratie de l’après-guerre », avec son paravent de constitution pacifiste et de prospérité économique, qui n’a servi à rien d’autre qu’à domestiquer les masses et à élaborer une société du contrôle sous l’aile protectrice de la stratégie militaire américaine, passe-t-il à la trappe. De même, la question de la nationalisation du peuple japonais, bien plus efficace que la nationalisation de l’industrie lorsqu’il s’agit de réconcilier autour de la soumission et de la trop fameuse « résilience », un peuple désormais appelé à prendre part dare-dare à la cogestion des dégâts et à vivre en toute sérénité « avec Fukushima », est-elle soigneusement contournée. Quant au fait que l’autogestion confie l’administration du désastre à ceux qui en subissent le plus directement les conséquences, dans une situation où les autorités publiques et les experts restent les maîtres, et ceux qui souffrent, les coupables, et quant au fait que la même autogestion garantit une circulation efficace des injonctions et des ordres jusqu’à leurs destinataires, tout en nourrissant chez eux l’illusion de participation qui fonde le refoulement de leur soumission – ces faits-là, parfaitement attestés, semblent parfaitement ignorés.

Il suffit, pour prendre la mesure de la réduction qu’opèrent les organisateurs de cette rencontre, de remplacer « Fukushima », figurant en ritournelle dans le titre et l’énoncé de leur manifestation, par les réalités pratiques auxquelles ils l’ont substituée, pour aboutir aussitôt à de moins plaisantes formules, du type : « Penser/Créer avec le cancer de la thyroïde » ; ou « Penser/Créer avec 20 millisieverts » ; ou encore : « Penser/Créer avec un dosimètre ».

Nier l’existence d’une réalité objective, alors que l’on tient compte de la réalité que l’on nie, tel est l’exercice de doublepensée auquel se livrent les penseurs du « présent ». L’essentiel est, pour eux, de ne surtout pas sortir du bois, tout en distillant leur « inquiétude ».

L’empire du flottement, pour mieux Fukushimer en rond

Les scrutateurs de la « contemporanéité », victimes d’un certain flottement, nous invitent à nous intéresser « au nouvel ordre des choses dans lequel nous sommes appelés à vivre depuis le 11 mars 2011 », puis nous proposent, dans une version ultérieure de leur programme, d’ausculter le « nouvel ordre mental dans lequel nous sommes appelés à vivre depuis le 11 mars 2011. »[5] Ils affirment : « Dans cette rencontre « Penser/créer avec Fukushima : « avec » est le mot-clef de ce colloque. C’est lui qu’il s’agira d’explorer à travers une série d’échanges, de présentations et de représentations mobilisant les penseurs et les acteurs les plus décisifs autour de la pensée de Fukushima », le cercle de ces derniers se trouvant ultérieurement redéfini pour inclure désormais les « acteurs les plus décisifs dans la pensée de la catastrophe »[6].Ainsi, passent-ils indifféremment du « nouvel ordre des choses » au « nouvel ordre mental » – l’essentiel étant la nouveauté bien ordonnée –, des « penseurs et acteurs les plus décisifs » aux « acteurs décisifs dans la pensée de la catastrophe », tristes impuissants insatisfaits, et fort certainement indignés, voire même révoltés par « le drame de Fukushima » – titre d’une des communications promises – que les organisateurs estiment urgent de … penser. Ils oublient que le désastre de Fukushima n’est guère plus que l’un des innombrables désastres que nous réserve la société industrielle, depuis longtemps et pour longtemps encore. En résumé, ils nous invitent à sortir de l’histoire, ou plus exactement comme l’écrit le communiste-heideggérien Jean-Luc Nancy, convoqué à cette rencontre, à « comprendre qu’il s’agit de changer d’histoire »[7], comme on change de veste sans doute.

Quand on se souviendra que Jean-Luc Nancy avait déjà disserté sur « Philosopher après Fukushima »[8], on comprendra qu’il s’agit toujours de Fukushimer « après », « avec », mais jamais « contre », car ce dont le progrès morbide se nourrit, c’est de la peur de la liberté. « Penser sans s’opposer ni proposer »[9], recommandait ainsi Jean-Luc Nancy.

Se résoudre à être sans « être-avec », voilà ce qui est inconcevable aux thuriféraires de Heidegger, qui semblent s’accommoder de la manière dont ce dernier a su être (concrètement cette fois) avec le national-socialisme pour faire front à l’« enjuivement au sens large »[10]de la cultureallemande. La honte de s’élancer vers la liberté et de s’exposer en tant que « moi », voilà ce qui les hante. Günther Anders avait déjà identifié le phénomène :

« L’enfant, terrassé par l’angoisse de devoir s’avancer en tant que moi face à autrui, ne souhaite qu’une seule chose – disparaître et devenir invisible. Il cherche alors (comme le petit kangourou qui retourne en sautant dans sa poche originelle) à retrouver l’ailleurs du pur être-avec, et c’est pour cette raison que l’enfant se cache dans les jupes de sa mère. (…) Tous ceux qui éprouvent ces formes de honte ne se cachent-ils pas parce qu’ils ressentent comme un opprobre le fait d’être un « moi » ? S’ils restent « dans leur coin » ou font croire qu’ils n’entendent pas, n’est-ce pas parce qu’ils cherchent à nier qu’ils sont un « moi » et à effacer le caractère honteux de ce qui les distingue, en vue de retrouver leur état antérieur ? »[11]

Il s’agit, chez ces spécialistes de la ruine « civilisationnelle » retapée, de saper toute velléité de refus quel qu’il soit : n’en voyant plus l’utilité pour eux-mêmes, ils n’en voient plus l’utilité tout court. Ainsi, Nancy encore, cette fois au stand « Politique » de l’Humanité du 28 août 2013, proclamait-il : « La « révolution » reste le nom d’une exigence désormais clairement non identifiée.Nous devons ré-identifier « homme », « révolution », « histoire »… mais sans doute d’abord ré-identifier l’identité ! »[12]. Et sans doute aussi nous égarer une fois de plus dans les méandres de la contemplation de « l’invisible vie du sens et de ses vibrations »[13].

Nous ne cédons en rien à l’illusion de la souveraineté du peuple, qui a déjà amplement trouvé l’occasion de se diluer dans le « changement social », puis dans la « cohésion sociale », puis encore, dans la soumission-consommation « durable », avant de finir dans les égouts du programme « éducatif » au doux nom de « Mort et Renaissance », du Département de Fukushima (cofinancé par le ministère japonais de l’Éducation et l’OCDE), programme se donnant pour modeste ambition de « dépasser la mort, reprendre la force de la vie, et construire son avenir ». Cependant, nous ne perdons pas pour autant de vue les « chances », comme disait Marcuse, que « les extrêmes historiques se rencontrent à nouveau : c’est-à-dire la conscience humaine la plus évoluée et la force humaine la plus exploitée »[14]. C’est à cette rencontre là que théorie et pratique doivent œuvrer, non pas pour lutter contre la contamination radioactive dont le dégât est irréparable, mais pour détruire ce qui nous somme de vivre « avec ».

Qui composera « avec Fukushima » ?

La compositrice Tomoko Momiyama, côtoiera donc l’aréopage créatif de la revue et de la collection « L’Infini » de l’ancien maoïste Philippe Sollers. Lauréate du bien nommé programme API (Asian Public Intellectuals)[15] attribué par la Nippon Foundation, fondation à la généalogie notoirement fasciste, créée par Sasakawa père et maintenant gérée par Sasakawa junior, dont on connaît le négationnisme en matière historique (négation du massacre de Nankin notamment), comme dans le domaine des effets sanitaires de la contamination radioactive à travers le financement de travaux d’ « experts scientifiques » patentés, dont ceux du funeste professeur Yamashita, défenseur zélé de l’innocuité du rayonnement en deçà de 100 millisieverts, conseillant à chacun de « sourire pour faire face aux radiations », Tomoko Momiyama saura, comme elle le propose, « Composer avec Fukushima ».

Quant à l’historien et philosophe Tetsuya Takahashi, ardent critique du nationalisme japonais, embarqué dans cette aventure, on peut se demander s’il est conscient de la douteuse compagnie que les organisateurs lui réservent.

Philippe Forest, enseignant-écrivain, rejoint la troupe, lui qui, ayant déjà, au stand « Culture & Idées » du Monde du 21 décembre 2013, allié le pathétisme à la distance propre au penseur qui en a vu, s’extasiait devant « l’inhumanité majestueuse » dont rendaient compte, selon lui, les œuvres d’un photographe japonais sur le désastre dans lequel il a perdu sa mère, et se pâmait encore face à « la leçon de compassion et de courage dont le Japon d’après Fukushima a besoin ». L’intellectualisme rejoignant l’immaturité, ce grand amateur de « l’idée d’une beauté un peu effrayante qui naît de la démesure même du monde » aura, sans aucun doute, trouvé dans le désastre nucléaire de Fukushima de quoi se rassasier.

Ces penseurs « décisifs », qui, en fait de pensée n’ont que des pensées d’arrière-boutique, s’inscrivent dans le ballet incessant des impuissantes prétentions à la nouveauté auxquelles la multiplication des publications et événements mondains sur « Fukushima » ne fait qu’ajouter un mouvement : on se souvient du « Figurer la catastrophe, réfléchir le nucléaire » en septembre 2013 à Lyon, déjà avec le même Jean-Luc Nancy, ou plus récemment, le 10 janvier 2014, d’un savant « séminaire », également lyonnais, intitulé « Pérégrinations en territoire radiocontaminé ». Ils prennent part à la complaisance dans l’esthétisation et la moralisation de la catastrophe, avec la certitude de leur rôle historique pour penser, filmer, composer « Fukushima ».Ils s’y attellent avec ardeur, en parfaite complémentarité avec les scientistes qui partagent avec eux un goût prononcé pour la récupération parasitique de la catastrophe. Mais se refusant à concevoir les bases matérielles de ce sur quoi ils pensent, comme celles des mises en scène auxquelles ils s’adonnent, ce que les uns et les autres récupèrent, ils ne peuvent au final rien en dire, bien qu’ils ne sachent parler d’autre chose. De fait, les récupérateurs patinent et dérapent.

Tandis que les scientistes tirent les « leçons de l’expérience de Fukushima », leçons qu’ils nous somment de réviser avant le prochain examen, les penseurs, pour qui tout objet doit servir à des exercices de style public, font de « Fukushima » un matériau pour la pensée, en attendant la prochaine livraison de nourriture pour les neurones.

« L’activité des récupérateurs s’inscrit dans le cadre de la poursuite mécanique du monopole spectaculaire : c’est le même mépris de la réalité, qui croit pouvoir parler de tout sans conséquences, parce qu’il a acquis son droit de parler dans l’organisation existante de la culture du fait de ne tirer aucune conséquence de ce qu’il dit » écrivait Jaime Semprun, dans son Précis de récupération[16] datant de 1976, qui n’a pas pris une ride.

À quoi bon, en effet, s’insurger, comme le faisait Philippe Forest dans l’article précité, face au « tourisme esthétique de la désolation qui a pris de telles proportions que les survivants du tsunami commencent à être excédés par le défilé continuel des artistes et écrivains, japonais et étrangers, qui font la queue sur place pour prendre les victimes à témoin de leur propre souffrance face à la catastrophe qui les a épargnés », quand on pratique soi-même le tourisme de la pensée, autre avatar du marché de la récupération ?

Qu’ils contribuent à la mise en orbite de la réalité du désastre nucléaire importe finalement peu aux organisateurs de ce salon parisien dont l’objectif est de mobiliser tous azimuts pour créer l’événement autour de « l’événement Fukushima ». Toutefois, contrairement à leurs homologues télévisuels, l’objectif bien plus ambitieux de ces Jeux de la pensée n’est pas de collecter des fonds pour une œuvre caritative, mais de ramasser des concepts, pour mieux les redéfinir à l’infini, dans une exigence permanente d’invention dans le langage afin de créer un « nouvel humanisme » avec « Fukushima », c’est-à-dire, probablement, un humanisme enfin à la hauteur de l’homme totalement soumis à sa condition de survivant. C’est désormais en polluant que l’on invente, et en survivant que l’on vit.

Apothéose consternante de ce colloque, l’annonce d’une intervention titrée : « La poésie peut-elle répondre de Fukushima ? ». Dans un entretien paru dans le n°1 de la revue Gordogan en janvier-février 1979 à Zagreb, le poète Radovan Ivsic avait d’ores et déjà réglé son compte à ce type de questionnement verbeux et affirmé le pouvoir révolutionnaire de la poésie : « C’est au poète, avait-il dit, de maudire dans la société les germes de mort bâtisseurs d’État et d’empire ; c’est au poète de maudire chacune des mutilations du corps collectif qui se fait au nom de l’ordre, de la loi, du droit ou de l’homme. Contre le pouvoir, le poète aux mains nues travaille à la reconquête des pouvoirs perdus. Et c’est là son seul et dangereux pouvoir. » On peut se prendre au jeu et se demander pour quelle raison la poésie serait « garante » d’un désastre nucléaire, c’est-à-dire « responsable ». Cependant la question révèle le peu d’intérêt qu’elle a sitôt que l’on s’aperçoit que les penseurs « décisifs » singent purement et simplement la considération d’Adorno sur « la poésie après Auschwitz », se refusant à tirer les conséquences de la position de ce dernier qu’ils s’évertuent à prendre à contre-sens, lui qui pourtant, dix-sept ans après avoir écrit que « même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage », ne se dédira en rien en réaffirmant en 1966 : « Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures. »[17]

Le désastre nucléaire de Fukushima n’est pas un « moment décisif »

« La catastrophe de Fukushima représente un moment décisif car elle est survenue en un temps où tout était prêt pour lui donner un sens qu’elle n’aurait pas eu vingt ans plus tôt. » avance Jean-Luc Nancy[18]. Toutefois, outre le fait que nous vivons désormais un « moment décisif » par semaine, nombre d’observateurs n’avaient-ils pas eux aussi souligné en leur temps le caractère « décisif » de la catastrophe de Tchernobyl dans « l’effondrement » de l’empire soviétique dont on sait aujourd’hui combien il n’était que la préface d’un nouveau chapitre, à savoir celui de la « recomposition » de l’empire Russe ?

Concernant le désastre nucléaire de Fukushima, les faits contredisent cette affirmation de principe du « moment décisif ».

Certes, nous partageons l’analyse d’Annie Le Brun, que reprend d’ailleurs en partie Jean-Luc Nancy, selon qui, « le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 constitue un événement capital en ce que, marquant la fin de la conception religieuse de la catastrophe, il ouvre sur la liberté de foisonnement d’un imaginaire catastrophique qui va se révéler l’unique moyen d’appréhender un monde en train d’échapper à toute compréhension (…) Ce désastre c’est d’abord la catastrophe qui brise l’extraordinaire accord entre philosophes, moralistes, religieux et poètes autour de l’optimisme, en ce que celui-ci rassemble les uns et les autres sur une vision du monde aussi modératrice que rationalisante. La force de ce consensus vient en effet de ce que la doctrine de l’optimisme correspond à l’aboutissement d’une formidable tentative de rationalisation du religieux. (…) Le désastre de Lisbonne atteint autant la notion de Providence que le rêve rationalisant dont celle-ci se nourrit alors.»[19]

Toutefois, le désastre nucléaire de Fukushima, et d’autres avant lui, bien que se déroulant dans un contexte « objectif » de profonde remise en cause des sociétés industrielles, identifié par un certain nombre d’observateurs depuis déjà plus d’un demi-siècle, ne donne lieu à aucune émergence de ce type, et n’est donc en rien un « moment décisif ». Certes, il constitue un « bond qualitatif »[20], pour reprendre une formule d’Adorno relative aux camps de la mort, et l’ampleur des moyens mobilisés par la « communauté internationale », autant que son empressement à les mettre en œuvre pour en amortir le choc et reprendre en main l’horreur, constituent, de ce point de vue, les indicateurs les plus fidèles du caractère stratégique de cette « avancée ». Mais ce n’est pas nier l’histoire, bien au contraire, que d’affirmer qu’il s’agit là tout au plus d’une étape supplémentaire du processus de régression de la raison dans l’idéologie, si bien mobilisée pour résister au changement.

Le désastre comme opium contre la liberté

Le désastre est l’opium du peuple et, à l’instar des précédents, celui de Fukushima ne fait pas exception à la règle. Au lieu d’amener à une véritable prise de conscience qui entraînerait une remise en cause radicale de nos croyances, de nos modes et de nos choix de vie et nous entraînerait vers les véritables décisions qui pourraient, non pas effacer le préjudice (ce n’est plus possible dans le cas du nucléaire), mais cesser la propagation (et donc l’accroissement des menaces et des dégâts), le désastre, habillé de sa qualité désirable, plonge les populations dans le sommeil éternel de la drogue qui annihile les instincts, devenant lui-même un instinct. Ainsi est-il attendu aujourd’hui du « peuple-japonais-une-fois-de-plus-martyrisé » qu’il partage les fruits et tire les leçons d’une « expérience » – car c’est désormais le désastre qui fait l’homme et non plus l’inverse -, qu’il en fasse un terreau pour l’avenir et qu’il y voie toutes les meilleures raisons de demeurer, en utilisant les mêmes clés que toujours, la grande puissance économique qu’il avait su devenir après la guerre.

La soumission, au nom de la sécurité de tous, à l’ordre nucléaire est d’autant plus préférable à la liberté, qu’elle est indiscutable, et vice versa. Donnons-en deux illustrations concrètes à partir d’évolutions législatives récentes[21].

Un amendement à la « Loi fondamentale sur l’énergie atomique » de 1955, discrètement adopté le 20 juin 2012, précise que désormais « la politique de l’énergie nucléaire du Japon doit contribuer à la sécurité nationale ».

Pour Michiji Konuma, physicien à l’université Keio, cette mention entre en complète contradiction avec la clause d’utilisation pacifique du nucléaire : « le nouveau texte comble un vide dans la constitution japonaise, qui autorise le pays à se défendre avec des armes dont la nature n’est pas clairement définie », et désormais « les moyens militaires nucléaires peuvent être mobilisés pour défendre la sécurité nationale. »[22]

Selon un haut fonctionnaire[23], il s’agit, en outre, de garantir une légitimité à l’existence du centre de stockage, de retraitement et d’extraction de plutonium et de fabrication de MOX de Rokkasho, chaîne de retraitement construite en partenariat avec AREVA à partir de 1993, qui n’est jamais entrée en fonction, mais est sur le point de le faire[24]. Seule l’utilisation de l’infrastructure de Rokkasho à des fins militaires garantirait la pérennité de ce bijou de 20 milliards d’euros, dont le coût de démantèlement est estimé à 80 autres milliards : en effet, aucun réacteur ne peut à ce jour accueillir au Japon le plutonium séparé qui y serait produit.

La capacité de retraitement du site de Rokkasho permettrait de produire annuellement une quantité de plutonium séparé de 8 tonnes, suffisante pour fabriquer 1000 bombes atomiques. Le Japon détenant déjà de quoi fabriquer 5000 têtes nucléaires, l’amendement précité constitue une étape supplémentaire dans le processus de normalisation de sa nucléarisation militaire, de facto déjàexistante.

La pulsion liberticide de ce national-nucléarisme s’affirme également par l’adoption de la « Loi de protection du secret spécial d’État » le 6 décembre 2013. Elle autorise l’extension du délai d’inaccessibilité de « tout type d’information interne au gouvernement relative à la sécurité nationale » au-delà de 60 ans, tout contrevenant étant passible d’une peine de 5 à 10 ans de prison. En cas de procès, le gouvernement peut fonder son accusation sur des « preuves indirectes », se donnant ainsi la possibilité de juger les prévenus sans qu’ils aient connaissance du délit dont ils sont accusés.

Selon cette loi – en voie d’être complétée par un autre dispositif législatif permettant de punir les « infractions de conspiration » – contre laquelle ont eu lieu de nombreuses manifestations qualifiées d’ « actes de terrorisme » par Shigeru Ishiba, secrétaire général du Parti libéral démocrate[25], et qu’Akira Kurihara, politiste de l’université Rikkyo, dénonce comme « équivalant à la loi d’habilitation sous l’Allemagne nazi, visant à contrôler toutes les informations » [26], tout élément relatif à la sûreté des centrales nucléaires et aux conséquences d’un accident sur les populations, relève désormais de la diplomatie étrangère, de l’anti-espionnage et de la lutte anti-terrorisme. Comme le résume la directrice de l’ONG Access-Info Clearinghouse Japan, en cas de désastre nucléaire, « nous n’aurons aucun moyen nous permettant de confirmer comment de telles crises nous affectent. »[27]

Se voulant rassurant, le gouvernement japonais envisage de se laisser la possibilité de « déclassifier en urgence les informations utiles à la population » en cas de catastrophe. Une telle marge de manœuvre est toutefois d’autant plus illusoire que, selon une étude récente, « il est pratiquement impossible pour l’ensemble des habitants vivant près d’une centrale nucléaire, d’évacuer suffisamment rapidement pour éviter l’exposition au rayonnement suite à un accident »[28]. Cinq jours et demi seraient nécessaires pour évacuer les 1.067.000 de personnes vivant dans un rayon de 30 kms autour de la centrale de Tokai, située à 110 kms de Tokyo dans le département d’Ibaraki, et il faudrait six jours pour évacuer les 740.000 personnes vivant à proximité de la centrale de Hamaoka, située à 200 kms de Tokyo dans le département de Shizuoka.

Par sa militarisation fatale, son chantage sécuritaire et son administration discrétionnaire de l’oubli, le national-nucléarisme ne se contente pas de restreindre la liberté, il attise la peur que les gens en ont, au point qu’ils la stigmatisent et la fuient. Dans le même élan, il démocratise une forme de liberté utile, qui sert à compenser le renforcement du gouvernement qui la permet et les institutions qui la dispensent et l’organisent.

Ainsi, « avec Fukushima », le Japon prolonge son inscription dans le national-nucléarisme, cette idéologie qui fonde la société nucléaire, dont se sont dotés les défenseurs en profondeur du nucléaire et à laquelle les populations se soumettent, organisée autour de la déréalisation de la perception du monde. En rendant tous les risques acceptables, en niant les effets sanitaires de l’irradiation, en mobilisant une science devenue productrice d’ignorance, en faisant de chacun le co-gestionnaire de l’administration du désastre et le responsable de sa propre destruction, en faisant de la technologie nucléaire une force sociale plus puissante que l’aspiration à la liberté, en travaillant à la grande inversion du désastre en remède, en poussant plus avant la géométrisation morbide de la vie quotidienne, en niant l’homme en tant qu’homme, le national-nucléarisme fait le choix, quand il le juge nécessaire, d’annihiler la vie au nom de l’intérêt national et de déposséder les individus de leur propre existence et de leur liberté au nom d’un supposé intérêt collectif servant de paravent à des intérêts industriels supérieurs. Pour ce faire, cette idéologie légitime et organise la coexistence d’une technologie des plus avancées, avec une profonde régression de la conscience.

Le national-nucléarisme fait du nucléaire et de ses catastrophes, œuvres de l’homme, des réalités naturelles. Il est cette pathologie de la conscience qui nous interdit de penser le nucléaire et ses catastrophes, pour mieux nous faire penser à travers eux. Dans ce régime, ils ne sont plus objets de pensée, mais ce qui conditionne la pensée. S’il y a bien un « avec Fukushima » contre lequel il nous revient non seulement de penser mais aussi d’agir, c’est celui-là, plutôt que de nous extasier, comme nous y invitent les postmodernes déprimés, devant la « démesure du monde ».

***

On nous reprochera sans doute de jeter l’opprobre sur des penseurs bien intentionnés, avant même qu’ils n’aient montré ce dont ils sont capables. Mais n’en ont-il pas déjà amplement fait preuve ? Ainsi, cerise sur le gâteau, François Lachaud, autre « penseur décisif » mobilisé pour « penser le drame de Fukushima », « spécialiste d’études japonaises » à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, grand amoureux du Japon, qui déclarait, au lendemain du désastre, dans un article intitulé « Ces Japonais à l’héroïsme poignant » paru toujours au stand « Idées » du Monde du 17 mars 2011 :

« Lorsque l’on a vécu une partie importante de sa vie au Japon, ce rapport aux êtres chers et à l’univers naturel fondé sur une conscience aiguë de la précarité, des joies et des peines qu’elle procure, change de manière irrémédiable le regard que l’on porte sur le monde qui nous entoure. Le Japonais a pour le dire de nombreux mots, dont l’un est hakanai, “ce qui est fragile, évanescent, transitoire”, “entre le rêve et la réalité”, et qui définit, comme le nom mujô, ce qui est impermanent et ne dure pas. »

Fort de l’avantage que constitue le fait d’avoir vécu véritablement au Japon et de connaître donc cet être générique qu’est le Japonais, le même commentateur poursuivait :

« Ce regard à niveau humain ne peut que nous bouleverser car il nous parle, sans l’avouer, d’un des mots que tout le monde a envie de prononcer à propos du Japon de demain, d’après-demain, dans les épreuves et dans la reconstruction : “espoir”. »

Si « espérer », c’est, comme nous l’expliquent les dictionnaires, « attendre un bien que l’on désire et que l’on entrevoit comme probable », peut-on décemment dire que l’on entrevoit comme probable de retrouver les siens quand on les sait morts ? Entrevoit-on comme probable de récupérer ses biens qu’un raz de marée a mis en pièces ? Entrevoit-on comme probable de revenir à la situation précédente quand tout a été emporté dans la destruction, quand 800.000 logements et 46.000 bâtiments non résidentiels ont été partiellement ou totalement détruits ? Entrevoit-on comme probable de « remonter la pente », quand on est descendu en dessous de zéro? Entrevoit-on comme probable, enfin d’échapper à la leucémie ou à un cancer de la thyroïde, quand on est resté deux mois à proximité d’une centrale nucléaire éventrée qui vous crache à la figure ses « atomes de la paix » ? Ainsi les mots qu’on a vidés de leur sens peuvent finir par devenir des insultes.

Ce sont les questions que nous soulevions en mars 2012, dans Les sanctuaires de l’abîme, dans un chapitre intitulé « Petit lexique de l’infamie »[29]. Si besoin était encore, l’annonce de la rencontre à venir « Penser/Créer avec Fukushima » le prouve : l’infamie gagne du terrain.

Kyoto, le 5 juin 2014

[1]http://www.mcjp.fr/francais/conferences-6/penser-creer-avec-fukushima-1001/penser-creer-avec-fukushima

[2]Les vocables étant désormais aussi volatiles que les cotations boursières, cette formulation a été modifiée dans la « dernière » version de l’annonce de l’évènement. Toutefois, que le lecteur scrupuleux n’hésite pas à nous demander le programme (dans ses états successifs), que nous tenons à sa disposition. Nous assumerons fort volontiers notre rôle « d’ouvreurs ».

[3] Theodor W. Adorno, Minima Moralia (1951), Editions Payot & Rivages, Paris, 2003, p. 314.

[4] Précisons que selon la loi énoncée en note 2 de la présente contribution, il n’est plus fait mention de ces ambitions dans la « dernière » version accessible du programme.

[5] ibidem note 2.

[6] ibidem note 2. Nous sommes restés fidèles à la coquille qui sera sans doute sous peu corrigée par ses auteurs.

[7] Le Monde, 12 avril 2012.

[8] Le titre de cette visioconférence de Jean-Luc Nancy a ensuite été réduit à « Après Fukushima », « philosopher » ayant été scotomisé dans le titre du livre ultérieurement paru : L’équivalence des catastrophes – Après Fukushima, Galilée, Paris, 2012.

[9] ibidem note 8, p.18.

[10] Martin Heidegger, Être et temps, Gallimard, Paris, 1986,§ 74.

[11]Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme – Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, (1956), Ivréa-Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2002, pp. 94-95.

[12]L’Humanité, 28 août 2013.

[13] ibidem note 7.

[14] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Les Editions de Minuit, Paris, 1964, p. 280-281.

[15] Voir : http://www.cseas.kyoto-u.ac.jp/api/fellows-jp/3/momiyama.html ou

http://www.newmusicsa.org.za/node/364

[16] Jaime Semprun, Précis de récupération, illustré de nombreux exemples tirés de l’histoire récente, Editions Champ Libre, Paris, 1976, p.35.

[17] Theodor W. Adorno, Dialectique négative (1966), Editions Payot & Rivages, Paris, 2003, p. 444.

[18] ibidem note 12.

[19] Annie Le Brun, Perspective Dépravée, La Lettre Volée, Bruxelles, 1991, pp. 21-25.

[20] Theodor W. Adorno, Minima Moralia (1951), Editions Payot & Rivages, Paris, 2003, p. 314.

[21] Nous reprenons ici des éléments développés dans « Le désastre de Fukushima et les sept principes du national-nucléarisme », revue Raison Présente, n° 189, mars 2014, pp. 51-63.

[22] Asahi, 17 août 2012.

[23] Mainichi, 26 juin 2012.

[24] Mainichi, 8 janvier 2014.

[25] Mainichi, 1er décembre 2013.

[26] Mainichi, 30 novembre 2013.

[27] Mainichi, 13 novembre 2013.

[28] Mainichi, 14 janvier 2014.

[29] Les Sanctuaires de l’abîme – Chronique du désastre de Fukushima, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2012.

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