Keynes : La fin du laisser-faire (V) Pourquoi le démenti par les faits du laisser-faire est-il ignoré ?

(I) Comment les girafes nous font mieux comprendre l’esprit du capitalisme
(II) La rationalité économique et l’éthique sont inconciliables
(III) La doctrine du laisser-faire résulte d’un compromis entre courants de la pensée politique
(IV) La « main invisible » d’Adam Smith

Keynes termine son examen de la doctrine du laisser-faire en 1926 par une réflexion sur la résistance qu’il constate à sa remise en question par lui, en dépit de la force des faits qui semblent infirmer le principe.

Suggérer à la City de Londres une action de type social dans une perspective de bien public est l’équivalent de discuter de L’origine des espèces avec un évêque il y a soixante ans [P.J. : dans les années 1870]. La réaction instinctive n’est pas d’ordre intellectuel mais moral. C’est une orthodoxie qui est mise en question, et plus les arguments seront convaincants, plus grave sera l’offense. Ceci étant dit, m’étant aventuré dans le repaire du monstre en léthargie, j’ai quand même pu investiguer ses prétentions et sa généalogie de manière à mettre en évidence qu’il a régné sur nous davantage par droit héréditaire que par mérite personnel Keynes [1926] 1931 : 287).

Pourquoi les inconditionnels du capitalisme rejettent-ils, se demande Keynes, ce que j’avance, alors que mes propositions n’ont qu’un seul but : le sauvetage du système qui leur est si cher ? La réponse est celle-ci :

… les adeptes du capitalisme sont le plus souvent indûment conservateurs, et rejettent les réformes de son fonctionnement technique qui pourraient en réalité le renforcer et le préserver, de peur que celles-ci ne se révèlent n’avoir été en réalité que les premiers pas conduisant à son abandon (ibid. 294).

La crise de 2008 annonçait, dit-on, le retour en force des idées de Keynes en économie. Celui-ci a effectivement lieu en ce moment, et sous de multiples formes, mais c’est sans doute dans la fin du laisser-faire que le retour de Keynes se manifeste le plus clairement, fin honteuse sans doute, qui n’ose dire son nom, mais fin néanmoins.

Où l’État doit-il exercer de préférence son empire ? La première distinction à faire est celle que Bentham, recourant au latin, avait établie entre les choses qu’il convient de faire, Agenda et celles dont il convient au contraire de s’abstenir, Non-Agenda :

Nous devons distinguer ce que Bentham, dans sa nomenclature très utile bien qu’aujourd’hui oubliée, appelait Agenda et Non-Agenda, et le faire sans l’a priori de Bentham que toute interférence est, automatiquement, « généralement non-nécessaire » et « généralement pernicieuse ». La principale tâche des économistes au jour d’aujourd’hui est peut-être de distinguer sur des bases nouvelles les Agenda des gouvernements des Non-Agenda ; et la tâche accompagnatrice de la politique est de mettre au point au sein d’une démocratie, les formes de gouvernement qui seront capables de mener à bien les Agenda (ibid. 288).

Keynes précise alors que

L’Agenda le plus important pour l’État ne touche pas aux services que des individus privés assurent déjà, mais à ces fonctions qui tombent en-dehors de la sphère de l’individuel, ces décisions qui ne seraient prises par personne si l’État ne les prenait pas quant à lui. La chose la plus importante pour l’État n’est pas de faire des choses que des particuliers font déjà, et de les faire un tout petit mieux ou un tout petit peu moins bien qu’eux, mais de faire des choses qui à l’heure qu’il est ne sont faites par personne (ibid. 291).

Et Keynes de mettre un point final à sa réflexion par quelques dures remarques sur la nature du capitalisme :

Je pense pour ma part que le capitalisme, géré avec sagesse, peut probablement être rendu plus efficace dans la tâche de réalisation de buts économiques que tout autre système dont nous avons connaissance, mais qu’en lui-même, il est de bien des manières extrêmement répréhensible […]  ce qui me semble être la caractéristique essentielle du capitalisme, c’est la manière dont l’appel intense qu’il adresse aux instincts des individus qui les poussent à faire de l’argent et à aimer l’argent, constitue chez lui la principale force motrice de la machine économique (ibid. 293-294).

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Keynes, John Maynard, « The end of laissez-faire » (1926), in Essays in Persuasion, Collected Writings Volume IX, Cambridge: Macmillan / Cambridge University Press for the Royal Economic Society, [1931] 1972

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