La nature de la crise politique, par Michel Leis

Billet invité.

Ce que nous vivons n’est pas une crise des institutions, c’est une crise des rapports de forces, ce n’est pas une crise politique, c’est une crise de l’absence de politique, ce n’est pas une crise de la démocratie, c’est une crise de la fabrication du consentement.

Les rapports de forces ont atteint un tel degré d’intensité entre le monde de l’argent et les élus qu’ils ont fini par submerger la pensée politique. La dépendance du monde politique au monde économique est totale. Depuis le début de la crise dans les années 70, les partis répètent inlassablement le même refrain sur le retour de la croissance et la bonne santé de l’économie qui serait la seule solution à nos problèmes. Une fois au pouvoir, leur destin politique dépend donc de résultats dont ils n’ont pas la maîtrise, ils sont sujets aux pressions diverses et variées des lobbys patronaux ou celles exercées par les relations de proximité qu’ils entretiennent avec les dirigeants d’entreprises. Le monde économique dicte une large part des programmes politiques. L’exercice de la conquête du pouvoir nécessite des moyens financiers, une visibilité médiatique, des cercles d’influence. Compte tenu de cette nécessité, les partis de pouvoir vont au plus simple, ils demandent encore au monde de l’argent de l’aider dans cette entreprise de conquête. A force de glorifier l’économie et le monde de l’entreprise, de le côtoyer sans arrêt, la proximité devient telle que ce n’est plus seulement de la connivence, c’est du mimétisme. Le parti est une organisation comme une autre, une hiérarchie où les prédateurs ne pensent qu’à conquérir les sommets, où le seul enjeu est de maximiser les bénéfices qu’ils peuvent tirer de cette épuisante conquête.

C’est une crise de l’absence de politique. Depuis 30 ans, les mêmes programmes et les mêmes erreurs se répètent. Dire que la croissance et la prospérité économique sont la seule voie pour créer de l’emploi et maintenir les acquis sociaux est la marque d’un autisme total. Du début des années 80 jusqu’au début de la crise en 2007/2008, les taux de croissance ont été élevés si l’on se réfère à une histoire économique longue, sans que le taux de chômage ne régresse, alors que les acquis sociaux ont été peu à peu grignotés. Maintenir de telles politiques au nom du « TINA » n’a pas de sens, c’est un cap que l’on garde par habitude, un vide et une absence que les personnalités politiques n’arrivent plus à incarner, auquel on ne peut plus donner le moindre souffle.

C’est une crise de la fabrication du consentement. Que l’État tente d’occuper la scène médiatique pour expliquer son action peut se comprendre, que le pouvoir de l’argent veuille justifier ses stratégies et l’impact social de celle-ci fait aussi partie du jeu. Dans le modèle de mass-media quasiment gratuit qui s’est imposé (la redevance télé ne peut être considérée sous sa forme actuelle comme un prix d’accès), la conjonction de ces attentes contribue à une propagande sans pareille. Cela fait maintenant plusieurs décennies que les media nous répètent que seuls le dynamisme économique, la compétitivité, les efforts demandés à tous et la croissance sont en mesure de nous faire dépasser la crise actuelle. Le darwinisme économique est érigé au rang de modèle, il n’est pourtant que la face visible d’un darwinisme social toujours plus sauvage. Le message est tellement inscrit dans nos esprits, il imprègne tellement l’espace social et politique que le jour où il devient évident aux yeux de tous que la machine est grippée, nous sommes abasourdis, au consentement succède le vide. Si des discours alternatifs ont su trouver leur place de temps à autre dans les grands media, surtout en ces temps de crise, ce n’est que parce que la critique qu’ils apportent tend à maintenir l’image d’objectivité. Il faut pourtant se rendre à l’évidence, quantitativement, la place du discours critique n’est rien comparée à celle du discours dominant, l’audience d’un blog comme celui de Paul Jorion, même si elle est bonne dans l’univers des blogs ne pèse pas grand-chose par rapport à la messe du JT. La place qualitative des discours critiques est tout aussi réduite, relégués en fin de soirée, ils restent peu accessibles. Cette absence de visibilité sur une longue période de paroles alternatives rend difficile l’émergence d’un débat démocratique.

On peut blâmer le monde politique pour ses dérives, sa professionnalisation, son absence de vision. On peut imaginer des règles qui contraignent cette dérive, en évitant en particulier des carrières politiques trop longues. On peut essayer de construire des cloisons plus étanches entre le monde de l’argent et le monde politique, en s’attaquant réellement aux lobbys et en ne facilitant pas le passage du privé à la politique (et vice-versa). On peut déplorer que les institutions ne permettent pas toujours aux citoyens de faire entendre leur voix et imaginer des réformes qui donnent plus de poids à l’expression directe.

Il reste que la question des media est centrale dans l’émergence d’un débat démocratique. La démocratie n’existe que par une visibilité équivalente des discours, celle-ci à un prix que les élites ne veulent pas assumer pour une raison très simple, ce coût est aussi une barrière à l’entrée pour des partis politiques alternatifs.

Les seuls discours qui trouvent leur place aujourd’hui sont ceux de partis populistes. En réalité, leur force c’est de s’être imposés plus ou moins rapidement auprès de la population sur la base de la défense de l’existant, de la construction de forteresse jugée inexpugnable, il n’est pas question de remettre en cause dans ces discours le darwinisme économique et social.

En même temps ces partis ont montré la voie, ils ont construit leur visibilité sur la base d’un programme, même hors sujet, il a trouvé un écho auprès des citoyens. Le poids politique qu’ils représentent les rend incontournables sur la scène médiatique. En ce sens le vide politique actuel est une opportunité. La démocratie peut et doit être un aspect de ce programme à construire, mais il faut aussi se rappeler que la démocratie dépend pour une large part d’un rééquilibrage des rapports de forces et d’une réflexion sur l’équilibre de la parole dans les grands media.

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