POLITIQUE BELGE : Charles Michel, Albert Einstein et la schizophrénie néo-libérale, par Jonathan Dehoust

Billet invité

La Belgique ne peut s’empêcher d’affirmer son surréalisme. Nous en avons encore eu la preuve ces derniers jours.

Mercredi 5 novembre, Charles Michel effectue sa première visite officielle au Grand-Duché du Luxembourg. Il serre des mains et sourit aux photographes. Le soir même éclate le « LuxLeaks » : des centaines de rulings fiscaux luxembourgeois au profit de grandes entreprises comme Apple, Amazon, Belgacom et Dexia. Nouveau scandale financier et nouveau trou dans les caisses de l’Etat. Le nouveau Premier Ministre ne fera aucune déclaration à ce propos.

Jeudi 6 novembre : près de 120.000 personnes manifestent leur opposition aux mesures d’austérité présentes dans l’accord du nouveau gouvernement fédéral et une minorité de casseurs enflamme le quartier de la Gare du Midi. Du jamais vu depuis 30 ans et des syndicats qui refusent une concertation sociale si elle se base sur des détails ou « des points et des virgules » pour reprendre l’expression de Marc Goblet, secrétaire général de la FGTB.

Samedi 8 novembre : Bart Tommelein, Secrétaire d’Etat à la lutte contre la fraude sociale, annonce dans sa note de politique générale que les délateurs auront leur anonymat garanti et que les chômeurs subiront un contrôle de leur consommation de gaz, d’eau et d’électricité pour éviter les domiciliations fictives ou les cohabitants non-déclarés.

L’opposition parle d’une véritable « chasse aux sorcières » si l’on se réfère à d’autres points de l’accord de gouvernement comme les travaux d’intérêt général – affirmation ridicule selon la majorité. Et pourtant, à y regarder de plus près, les chômeurs subissent depuis quelques années un acharnement des politiques, de gauche comme de droite – leurs avocats se font de plus en plus rares. Sous le Gouvernement Papillon, la tripartite classique (socialistes y compris) votait la Réforme du chômage dans le but de réactiver les demandeurs d’emplois dans leurs recherches : dégressivité des allocations, allongement du stage d’insertion professionnelle et exclusions massives à partir du 1er janvier 2015. Frapper la prétendue « paresse » des uns pour légitimer le labeur des autres.

Pourtant, selon Michel 1er, il y avait là encore une forme de modération : il fallait aller plus loin, se débarrasser de toute addiction au joyau de notre sécurité sociale et assumer dès lors le thatchérisme du nouvel exécutif. Ainsi l’allocataire social, dans la Belgique post-2008, fait l’objet d’une véritable stigmatisation peu à peu intégrée dans la norme. Le plus navrant est que cette représentation du chômeur-nuisible, sangsue d’un Etat social malade, gangrène l’esprit des citoyens « actifs ». Alors que les personnes issues de l’immigration ont toujours été perçues comme responsables des maux de la société, il semblerait que le cercle des boucs-émissaires se soit élargi dans la psyché collective et que l’allocataire social subisse une discrimination défendue par la figure même de l’Etat.

Toutefois, dans la poursuite de la logique néo-libérale déjà entreprise par le précédent gouvernement, Michel 1er cisaille dans ce que Pierre Bourdieu appelait la « main gauche » de l’Etat – représentée par sa providence via ses services publics et ses mécanismes d’aides sociales – pour renforcer sa « main droite » : son appareil répressif, représenté dans le cadre de la politique générale de Tommelein par les services de renseignement et de contrôle. Dans les faits, il n’est pas question d’un « moins d’Etat » (essence même de la doctrine néo-libérale selon Friedman) mais d’une réduction partielle de sa présence d’un côté et d’une augmentation de son poids de l’autre. L’image d’un État-gendarme, intrusif et contrôleur, presque caractéristique des sociétés occidentales dans ce début de nouveau millénaire se substitue à celle d’un État-providence né à la sortie de la Seconde guerre mondiale. Si à l’avenir l’Etat subviendra maigrement aux besoins de sa population, il restera un inspecteur redoutable.

C’est face à cette politique schizophrénique – non seulement antisociale mais aussi liberticide – que la coalition suédoise révèle toute sa dangerosité.

Dans les années 1950, durant le maccarthysme, Albert Einstein dénonçait cette chasse paranoïaque aux communistes dans les administrations américaines de « danger incomparablement plus grand pour notre société que ces quelques communistes qui peuvent être dans notre pays ». Postposée à la politique que va entreprendre Michel 1er en matière de lutte contre le chômage et la fraude sociale, la citation du scientifique ne pouvait pas mieux correspondre et devrait interpeller les participants à la manifestation du 6 novembre comme celles et ceux qui n’y ont pas pris part.

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