Société Générale, « de quoi avez-vous peur ? », par Pierre Lalo

Billet invité

«De quoi avez-vous peur ?» s’étonnait David Koubbi, l’avocat de Jérôme Kerviel en s’adressant devant le président du tribunal, Olivier Larmanjat et ses assesseurs aux avocats de la Société Générale. La question lancinante n’ayant pas trouvé de réponse, le doute flottait lourdement dans l’atmosphère chargée de la chambre de la cour d’appel de Versailles. Un brouillard épais s’est installé du début à la fin de la séance dans les esprits d’un public médusé sans qu’aucun voile n’ait pu être levé par la banque et le Ministère Public. La défense de la Société Générale, dans sa bouche d’apprenti-sorcier, s’est évertuée à jouer du « pipeau à deux trous » selon David Koubbi,  pour sonner incontestablement faux et dérisoire, pourtant, la Société Générale n’a rien à craindre dit-elle.

Devant la cour d’appel de Versailles, ce 13 novembre 2014, le début de procès civil était dédié à la demande d’une expertise indépendante suite à la cassation partielle de la décision d’appel du 24 octobre 2012 qui condamnait Jérôme Kerviel à 4.915 milliards d’euros de dommages et intérêts. La question cruciale est de savoir comment répartir les responsabilités des parties et la réparation du préjudice allégué à 4.915 milliards d’euros de dommages et intérêts par la Société Générale sans expertise indépendante de ses comptes. Comment savoir précisément comment la banque  a abouti à la somme explosive d’un montant de 4.915 milliards d’euros qu’elle a instituée sur une seule page de format A4 de manière déclaratoire, sans que cette somme ne soit jamais réellement examinée et remise en question ?

Les avocats de la Société Générale à force de s’expliquer et de se justifier longuement se perdent en dénégations, excuses et contritions presque émouvantes. Ils ne savent pas comment se sortir de l’épineux problème de la responsabilité jamais encore endossée par la Société Générale, laquelle ne s’est jamais excusée de cette perte auprès de ses actionnaires, de ses clients, de ses salariés et du public français.

Jean Veil d’abord se perd dans une énumération d’arguments d’autorité qui peut paraître incantatoire pour ne pas avoir à subir une expertise indépendante et ne pas en payer les frais.

Et, c’est reparti pour un tour. Et de nous assener la brochette d’experts tous dépendants de leurs intérêts personnels avec les banques jusqu’au ministère des finances.

Parce que mais c’est bien sûr, mais non Frédéric Oudéa n’est pas parti en vacances à sac à dos au Népal avec Stéphane Richard, chef du cabinet de Mme Lagarde à Bercy en 2008. Mais non Daniel Bouton ne joue pas au golf avec Florence Woerth, et son époux Eric, maire de la ville de Chantilly, ministre du budget en 2007, n’a aucun intérêt personnel avec le PDG 2008 de la Société Générale, Daniel Bouton, dont la propriété se situe par un heureux hasard à Chantilly.

Mais non, voyons, soyons clairvoyants, les commissaires aux comptes de la Société Générale, dont le premier, du cabinet Ernst and Young, M. Peuch-Lestrade fait partie du Comité d’interprétation des normes comptables publiques présidé par Michel Prada, président de l’AMF, sont totalement dépendants de la banque qui les emploie.

C’est plutôt assez pratique d’être juge et partie dans la révision des normes comptables publiques. De part et d’autres, les normes comptables publiques sont évaluées par les mêmes qui certifient des comptes privés ou ont une fonction d’autorité de contrôle sur « la main invisible » des marchés financiers, et dont les clients sont des banques.

La mayonnaise autoritaire décidément ne prend pas. L’affaire montée en épingle en 2008, par la Société Générale est cousue de fils blancs. Il faudra bien mettre les pieds dans le plat.

Mais voyons enfin, la Société Générale est « un ambassadeur de la dette de la France » nous a dit M. Oudéa, dans un entretien avec Jean Jacques Bourdin de RMC, il y a quelques mois. Nous comprenons donc bien que la Commission Bancaire, l’AMF, le ministère des finances ne vont pas s’opposer aux desirata de la vieille dame pour ne pas risquer de fâcher les marchés financiers sur la dette souveraine.

Et que souhaite donc la banque rouge et noire au fait ? Si une expertise est accordée, ce qui est probable finalement, développe Maitre Veil dans le fil d’une logique implacable, la banque ne veut pas en payer les frais. En effet, les juges de la cour de cassation dans une jurisprudence de 2007 ont autorisé le partage des frais d’une expertise. Nous ne savons pas trop dans quelles conditions le juge de cassation  l’a ordonné en 2007. Mais ce qui est clair, c’est que l’article 696 du code de procédure civile, en tout cas, stipule : « La partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. ». Par conséquent, le principe reste que c’est la partie perdante qui est condamnée aux dépens. Pour quelle raison alors, le Président de chambre de la cour d’appel de Versailles ferait payer à Jérôme Kerviel une expertise indépendante s’il parvient à convaincre la Cour de sa nécessité ?

Maitre Veil nous endort ou nous fait rire, ça dépend, surtout quand il fait son show et qu’il se fâche avec un auditoire pourtant attentif. En fin de compte, il subodore l’échec de la Société Générale dans ce procès civil et cela se comprend.

Pas mieux pour Maitre François Martineau ensuite, avocat de la Société Générale, qui également assène des affirmations péremptoires peu convaincantes. 4 915 millions d’euros représentent « un montant hors norme et hors ratio ». La banque ne pouvait pas garder ces positions. Et encore, « Ce n’est pas les subprimes, il n’y avait pas de desk fantôme, il n’y a pas de complot. » Et ensuite, « la Commission Bancaire est un organisme très sévère. Deux inspecteurs de la Commission Bancaire ont surveillé les opérations de débouclage et ont investigué avec des pouvoirs larges. » Mais, le conseil concède finalement : « il est vrai qu’ils n’ont pas vérifié ligne à ligne le débouclage et le quantum de la perte. Je ne peux pas vous l’affirmer ». Nous n’en saurons pas plus. L’auditoire comprend donc seulement que tout est à revoir sur l’évaluation « ligne à ligne » du préjudice subi par la banque et sa propre responsabilité par sa négligence intentionnelle.

Rien n’y fait. La plaidoirie de la Société Générale n’est par conséquent pas concluante.

Puis, c’est au tour de l’avocat général de prendre la parole. D’un point de vue d’ordre général, il estime que les demandes d’une expertise indépendante présentées par la défense de Jérôme Kerviel ne sont « ni utiles, ni nécessaires » car « Nul expert ne peut dicter à la cour le partage de responsabilité entre Jérôme Kerviel et la Société Générale. Cela relève de l’appréciation souveraine des juges ».  C’est curieux de penser qu’une expertise indépendante retirerait son libre arbitre au tribunal, le juge au contraire serait assuré de la solidité de son jugement en ayant des preuves. Mais l’avocat général imperturbable ajoute : « L’enjeu du dossier n’est pas le partage des responsabilités », nous nous demandons bien pourquoi alors nous sommes tous là.

Puis d’un point de vue plus particulier, le premier n’étant pas irréfutable, le représentant du Ministère Public brandit la problématique de la caractérisation de la faute de la Société Générale comme l’épouvantail qu’il est risqué d’approcher pour la justice. Voilà enfin un thème de droit abordé qui nous donnait de l’espoir et qui aurait pu devenir intéressant.

Seulement voilà, pour Jean-Marie d’Huy, peu importe que la Société Générale ait commis des fautes, que des preuves soient établies, les fautes civiles auront alors inéluctablement le caractère d’une faute pénale. Et il est interdit à la cour d’appel au civil, d’entrevoir une possibilité de culpabilité de la banque puisque l’autorité de la chose jugée ne peut plus être remise en cause sur la partie pénale et la condamnation définitive de Jérôme Kerviel sur l’abus de confiance. Vous comprenez semble nous indiquer le parquetier, une expertise  indépendante serait alors d’un grand danger pour la justice car la faute de la Société Générale, sa culpabilité, sa mauvaise foi, sa négligence intentionnelle doivent être occultées. Pour la bonne consolidation du droit, de la doctrine incontournable du mur qui sépare le civil du pénal, nous ne pouvons pas examiner les fautes de la banque ! Nous sommes dans le cadre du droit civil, le socle de la doctrine jurisprudentielle ne peut être remis en cause, qu’il soit question de la vie d’un homme et de son avenir n’a pas d’importance.

En bref, le Ministère Public pédale dans le pénal pour faire croire que les responsabilités civiles de la banque ne peuvent pas être analysées, examinées et pesées. Jean-Marie d’Huy se fâche à son tour tout seul, pris les pieds dans les mailles du filet de sa propre contradiction, la banque est probablement coupable mais il ne faut pas le dire et il vaut mieux fermer les yeux. Le montage théorique et argumentatif ne tient pas. N’en déplaise au Parquet, la faute de la Société Générale sous le coup d’examen est bel et bien partiellement civile. Et rien ne peut s’opposer à son analyse en établissant les preuves.

La Société Générale nous joue du « pipeau à deux trous »

Il est incontestable que la Cour de Cassation exige l’examen de ces fautes civiles de la banque et sa part de responsabilité, et de cela, la cour d’appel de renvoi de Versailles ne peut déroger à ce principe d’examen exigé par la plus haute cour de justice française.

Par conséquent, Maitre David Koubbi prend la parole et remet les points sur les « i ». Il souligne sans détour que la Société Générale nous joue du « pipeau à deux trous » car « la cour de cassation nous invite expressément à mener cette expertise ». Etonné, il interroge la partie adverse : « Mais que redoute donc la Société Générale si elle est une victime qui n’a pas commis de faute ? ». C’est tout de même surprenant de constater qu’« Il y a un mur de verre entre ce qui est dit par la banque à la presse et ce qui est dit par la banque à la justice. »

Devant la presse, la  Société Générale ne s’oppose pas à la demande d’expertise. Néanmoins, en justice, « soixante-quinze pages de conclusions servent alors à s’opposer à quoi ? » Dans un entretien avec Stéphane Soumier, journaliste de l’émission BFM Business, M. Oudéa, en effet, expose placidement qu’il ne s’oppose pas le moins du monde à cette expertise indépendante, mais dit que toutes les expertises ont été faites, je cite : « nous ne refusons pas une expertise».

http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/oudea-l-europe-a-besoin-de-croissance-844909.html

Mais alors, que redoute donc la Société Générale ?

Une nouvelle expertise, sous entendu une « énième expertise » dit-elle ? Mais qu’est-ce qu’une expertise judiciaire indépendante dites donc Mesdames Messieurs les banquiers ?

Une expertise judiciaire est l’examen par un tiers indépendant, expert d’un sujet qui porte sur un différent et qui oppose deux parties à un procès. Une expertise indépendante a pour but d’établir la preuve définitive de la responsabilité civile de la banque.

La Société Générale nous dit, « nous sommes dans la transparence » mais se contredit aussi, en vociférant « pas d’expertise » martèle David Koubbi qui interroge encore le Président de la cour et demande :

–  « Appliquons le droit français qui est complet et donc le droit de la preuve :

  1. Allégation
  2. Preuve

Le tribunal saura alors comment ventiler la réparation d’un dommage, s’il existe ».

Une expertise indépendante qui porte bien son nom n’a jamais été réalisée souligne l’opérateur de marché, Jérôme Kerviel. La Défense demande seulement pour la énième fois, « une première expertise » dans ce dossier. La vraie, l’indépendante, celle qui n’est pas rémunérée par la Société Générale, la véridique, celle qui précisément donne le résultat exacte, ligne par ligne des comptes de débouclage des opérations de trading sujettes à caution, que Maitre Martineau est dans l’incapacité de déterminer pour établir la responsabilité civile de sa cliente.

Une expertise indépendante qui apporte un éclairage sur les contreparties des pertes de débouclage, l’identité des heureux gagnants du loto instauré sur les marchés financiers par la banque pendant 3 à 5 jours du 21 au 25 janvier 2008. Vous comprenez, explique Maitre Koubbi, l’avocat de la défense  : « Eurex, c’est un peu radioactif. Il y a bien quelqu’un qui a gagné ce que la Société Générale a perdu ». Le secret bancaire est-il donc le droit du seul homme riche ?

Une expertise indépendante permettrait de comprendre qui sont les mystérieux sigles de traders de débouclage sans qu’on ne sache s’ils sont parties à la procédure Escadrille, s’ils appartenaient à l’équipe de Maxime Kahn incontestablement et comment et pourquoi alors, ils étaient admis au cercle extrêmement confidentiel d’une procédure secrète.

Une expertise indépendante qui met enfin la lumière sur des enregistrements téléphoniques au cours desquels on entend que des montants de plusieurs dizaines de milliards sont cités par des traders qui ne faisaient pas partie de la sacro-sainte procédure Escadrille le premier jour du débouclage : « c’est quoi ces 17 milliards ? » s’exclame l’un d’entre eux ; Pour rappel, les fonds propres de la banque étaient évalués en 2008 seulement au double (30 milliards d’euros) du montant exclamé au téléphone pour ce seul jour de débouclage, le 21 janvier 2008.

Une expertise indépendante qui décrit, ligne à ligne, l’utilisation des opérations fictives par la Société Générale pour le débouclage des positions de Jérôme Kerviel alors qu’elles sont illicites, reprochées à l’arbitragiste et qu’il est censé les avoir inventées. Cette description précise est exigée du fait de la volonté de la cour de cassation enjoignant la Cour d appel de renvoi d’établir les conséquences des fautes de la Société Générale.

L’expertise judiciaire indépendante enfin qui contribue à l’arrêt de la destruction des mails programmée après un délai de 7 ans sur le serveur ultra sécurisé Zantaz, sauf si une procédure judiciaire est en cours selon la loi américaine Sox (Sarbane Oxley).

En somme, il ne faudrait peut-être pas oublier l’essentiel de ce procès : la répartition des responsabilités civiles et des dommages et intérêts est déterminante. Il faut des comptes fiables pour examiner une répartition équitable d’autant plus qu’il ne faut pas perdre de vue la gigantesque somme de 4.9 milliards d’euros en jeu. Force est de constater que la loi est la loi dans laquelle est indiquée, noir sur blanc, la responsabilité générale du fait d’autrui (article 1384, alinéa 1er  du code civil) : « On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde. » La société Générale doit répondre de son propre fait et répondre de celui de son préposé. Et ce fait ne pourra être attesté que par une expertise indépendante indiscutable sans conflit d’intérêt.

La décision a été mise en délibéré au 14 janvier 2015.

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