Keynes : L’économie comme « sous-produit de l’activité d’un casino »

Keynes ne décrira jamais le mécanisme qui expliquerait véritablement comment la spéculation agit sur la formation des prix ou des taux, il se contentera de mettre en garde contre ses excès dans un passage très souvent cité de sa Théorie générale :

« Les spéculateurs sont inoffensifs aussi longtemps qu’ils ne sont qu’autant de bulles à la surface du flot régulier de l’esprit d’entreprise. La situation devient cependant sérieuse quand c’est l’esprit d’entreprise qui se transforme en une simple bulle à la surface d’un tourbillon spéculatif. Quand la fructification du capital d’une nation se transforme en sous-produit de l’activité d’un casino, le travail est rarement bien fait » (Keynes 1936 : 159).

Cette image de l’économie subordonnée à « l’activité d’un casino » a frappé les esprits. Nous avons la chance – pour la petite histoire – d’en connaître la genèse : la métaphore apparaît pour la première fois dans une déposition faite par Keynes le 15 décembre 1932, soit quatre ans avant la publication de la Théorie générale, devant la Royal Commission on Lotteries and Betting, la commission royale britannique des loteries et des jeux.

Pour comprendre le raisonnement de Keynes, il faut d’abord examiner la manière dont l’image du casino est amenée dans la Théorie générale : elle vient immédiatement à la suite d’une réflexion relative à la différence existant entre l’attitude des Américains et des Anglais vis-à-vis de l’investissement et de la spéculation. Voici ce qu’il écrit :

« Il est rare, dit-on, qu’un Américain investisse, comme le font toujours de nombreux Anglais, « pour le revenu » [les dividendes], et il ne sera pas disposé à faire un investissement si ce n’est dans l’espoir d’une appréciation du capital. Ce qui n’est qu’une autre manière de dire que quand il fait un investissement, l’Américain attache ses espoirs, non tant à son rendement futur qu’à un changement favorable dans la base conventionnelle de valorisation, c’est-à-dire qu’il est, au sens que j’ai donné à ce terme, un spéculateur » (ibid .).

Voici maintenant l’expression première en 1932 de cette idée dont la réflexion de 1936 relative aux Américains face à l’investissement et la subordination de l’économie à l’activité d’un casino, est un retraitement. Il s’agit du point 7 de la déposition de Keynes devant cette commission britannique des loteries et des jeux :

« Je pense qu’il est d’une importance considérable que la politique des jeux vise soit l’amusement soit des considérations frivoles sans grande signification. Jouer aux courses anglaises constitue pour le public britannique une bien meilleure source d’amusement que Wall Street pour les Américains. Le fait que le gazon ne pousse pas dans ce pays a fait que l’ensemble de son industrie est devenue le simple sous-produit d’un casino. Nous devons à la vérité bénir les hippodromes pour ce qu’ils font pour nous » (Keynes [1932] 2013 : 399).

Keynes réitérera ce point dans la discussion : « J’affirme que dans le boum en Amérique, Wall Street a joué le même genre de rôle que les paris hippiques dans notre propre pays » (ibid. 406).

Si nous avions encore un doute quant à la manière dont il faille traduire « la fructification du capital d’une nation » par « son économie », le doute est levé ici puisque Keynes évoquait à l’origine, « l’ensemble de l’industrie » d’une nation comme sous-produit de l’activité d’un casino.

La thèse de Keynes est donc que si les Américains jouent en Bourse comme ils le font, avec pour conséquence ce que nous appelons aujourd’hui la « financiarisation » de l’économie, c’est qu’ils n’ont pas la possibilité comme les Britanniques de jouer aux courses.

L’explication selon laquelle c’est parce que « le gazon ne pousse pas dans ce pays » provoqua cependant la perplexité d’un membre au moins de la commission, Sir James Leishman, qui dit à Keynes : « J’ai un peu de mal à comprendre votre remarque que le gazon ne pousse pas en Amérique », à quoi celui-ci répondit : « J’ai cru comprendre qu’il est impossible en Amérique, en raison du climat, d’avoir un hippodrome dans le style anglais [sur pelouse], avec du gazon de ce type toute l’année » (ibid. 410). Que des chevaux puissent courir sur terre battue lui était apparemment inconnu, à moins qu’il ne soit question dans cette obscure histoire de gazon que d’une énorme boutade ; chacun jugera, à la lumière des informations que j’ai pu fournir sur un personnage qui ne se défera jamais entièrement de l’esprit potache.

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Keynes, John Maynard, « Royal Commission on Lotteries and Betting » 1932, The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume XXVIII, Social, Political and Literary Writings. Cambridge : Cambridge University Press, 2013 : 397-412

Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, 1936, The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume VII, Cambridge : Macmillan / Cambridge University Press for the Royal Economic Society, 1973

 

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