Quantitative easing de la Banque centrale européenne, la finance peut-elle revenir au service de l’économie des gens ?, par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité.

Le programme de facilitation quantitative (quantitative easing) annoncé par la BCE est l’histoire d’une jolie femme abandonnée et déprimée qui essaie de se refaire une beauté en maquillant son image sur le miroir-même où elle se regarde. Les dettes comptabilisées dans les banques y compris à la BCE habillent l’image calculée de l’activité des consommateurs, des travailleurs, des entrepreneurs et des investisseurs. Mais le calcul de la réalité économique devient maquillage fallacieux si la réalité disparaît sous le calcul. Sans les dettes des uns qui sont la demande des autres, le visage de l’économie n’est pas parlant ; il n’attire de demande ni ne s’active. A l’opposé, le maquillage excessif de la dette fait immanquablement penser que l’économie promet ce qu’elle n’a pas l’intention de produire. Le désir s’éteint. Trop de dettes fait la vérité invisible ; le maquillage devient leurre.

La comptabilité bancaire souligne le visage d’une économie dans son ensemble. A l’échange des choses répond l’échange des consentements projetés dans le futur. L’actif des banques mesure la réalité économique que les gens désirent. Le passif des banques dit qui désire et quelle part chaque déposant, créancier ou actionnaire peut réclamer de la réalité des actifs comptabilisée par les prix. Le prix total de ce que les gens désirent au passif des banques égale le prix total de ce que les gens s’engagent à produire à l’actif des banques. Les prix inscrits à l’actif des banques sont une image calculée d’une réalité plus ou moins habitée par des gens qui travaillent, entreprennent, investissent ou s’assurent. Si le maquillage comptable est mesuré pour et par la sincérité, la vérité de l’économie apparaît comme réalité crédible. La mesure de la réalité par le crédit est limitation de l’incertitude. Si elle prétend à la certitude de la quantité absolue, alors elle devient qualitativement insaisissable. Le prix comptabilisé est preuve d’une vérité possible dans l’économie de la connaissance incertaine.

L’intérêt du prix qui est mesuré en crédit bancaire est le surprix issu de la connaissance partageable de la réalité économique. Pour qu’un prix soit véridique, il faut une réalité reconnaissable et offerte à quelqu’un qui la demande effectivement. Demander quelque chose qui soit réel et concret, c’est promettre d’en payer un certain prix fixé dès maintenant. Mais le prix prêté dans une demande devra être remboursé par la livraison effective de la chose offerte à la date convenue entre le demandeur et l’offreur. L’intérêt du crédit consenti à l’offreur par le demandeur est le surprix qui résulte de la transformation effective d’une promesse en réalité par le temps. Le surprix de l’intérêt convenu et comptabilisé par la banque est la réalité anticipée de la confiance efficace entre les acteurs économiques. La confiance est ce par quoi la parole sous le prix avancé se transforme en réalité effective par le travail du vendeur et de l’acheteur.

Les trois réalités en travail, crédit et capital de la prime de crédit

Le surprix issu du crédit qui transforme la promesse en réalité livrée par le temps s’explique par trois façons. La première façon est le travail effectif par lequel l’offreur fabrique ce qu’il va livrer et le demandeur gagne le prix qu’il règlera. Le travail d’un demandeur est comme celui d’un offreur. Mais le demandeur s’occupe d’offrir ce qui lui fait gagner le prix de ce qu’il demande alors que l’offreur s’occupe de produire la chose qui justifie le prix qu’il demande. Dans les deux positions d’achat ou de vente, il est dans la réalité temporelle inconcevable donc impossible d’offrir sans demander ou de demander sans offrir. La seconde façon du surprix est le travail conceptuel nécessaire d’offre par la demande qui est aussi la demande par l’offre.

Cette deuxième façon du surprix qui engage le crédit nécessaire à la réalité n’est pas assumé par les banques. Le travail nécessaire de la banque est de dire le détail des prix demandés dans la globalité passive des prix offerts. Si la sommation par les prix du travail demandé n’est pas suffisamment décrite au travail offert, il est vraisemblable que le prix promis de toutes les productions engagées au passif des banques ne sera pas entièrement transformé en réalité effectivement livrée aux prix de l’actif des banques. L’égalité comptable normative du passif et de l’actif des banques ne suffit pas à prouver que ce que les gens attendent par les prix passifs est intégralement satisfait par les actifs réellement livrables.

Le programme de facilitation quantitative de la BCE est juste un nouveau prêt de liquidité monétaire contre des paroles bancaires invérifiables dans la réalité économique. Une trace supplémentaire de rouge à lèvre sur l’image des lèvres dans le miroir. Le taux d’intérêt quasiment nul des avances de liquidité de la BCE est d’ailleurs la reconnaissance objective du caractère cosmétique du geste de la banque centrale. Les banquiers n’ignorent pas la dépression de l’économie réelle. Le surendettement général est universellement interprété comme une accumulation de maquillage déjà bien suffisante pour masquer une réalité devenue indésirable parce qu’impalpable au regard.

Le taux d’intérêt nul des crédits de la BCE signifie que le crédit bancaire n’est plus demandé ; que la liquidité du crédit ne mesure plus la réalité économique ; que le temps qui passe ne transforme plus les prix en réalité offerte et demandée. La conceptualisation du réel économique par le travail bancaire d’information du temps des offreurs et demandeurs n’opère aucune réalité. Le travail de transformation et de conceptualisation de la réalité n’est plus destiné à la satisfaction des personnes mais à l’accroissement virtuel de quantités de capital indéfinissable. La troisième façon de justifier le surprix bancaire est la garantie due à l’existence de la personne qui prête ou emprunte. L’intérêt dissocié de la personne qui offre et demande fait la réalité sans propriétaire sous le prix. Le prix du capital s’accroît tout seul hors de la satisfaction d’une demande réelle par une offre de réalité.

Le surprix du droit réalisé des gens

La réalité ultime de l’intérêt du crédit véridique est la reconnaissance de la personne à l’origine de tout prix. Celui qui offre concrètement obtient un supplément de reconnaissance sur la personne qui demande virtuellement. Le prix prêté à l’origine du crédit engendre un supplément de dette au remboursement du prix de la chose effectivement livrée. Le surprix matérialise le supplément de la satisfaction présente par rapport à une satisfaction à venir. Si la personne qui demande paie plus à la personne qui offre que le prix fixé à l’origine, c’est bien que la bonne vie de celui qui attend est servie par le travail de transformation de la réalité mise en commun. La réalité ultime de l’intérêt dans le surprix du temps est l’État de droit actif entre les personnes agissant réciproquement pour leur bien.

Dans la virtualité libérale de l’économie sans réalité, l’existence d’une chose réelle commune n’est pas nécessaire à la comptabilisation d’un prix. Le travail de la chose au bénéfice d’une demande personnelle n’est pas requis pour qu’une dette soit comptabilisée. L’économisme libéral est une mécanique comptable auto-régulée par une loi intrinsèque qui n’est pas discutable par les personnes ; qui n’est donc pas interprétable dans une réalité commune entre les personnes. L’économie du vivre ensemble est une équivalence vérifiable des prix dans l’échange des choses réelles. Le virtualisme libéral consiste à interdire la représentation de l’intérêt général par l’Etat. L’intérêt n’étant plus général mais abstrait de toute réalité subjectivement palpable, se trouve mécaniquement à la disposition des propriétaires cachés du capital bancaire virtuel.

Comme il n’y a pas d’État actif dans la zone euro, les banques comptabilisent librement les dettes selon l’intérêt capitalistique de leurs actionnaires anonymes. Aucune institution publique locale ou fédérale n’est habilitée à demander le prix et la réalité de l’intérêt général dans les transactions de crédit. Plus radicalement, les institutions publiques sont ravalées au rang de n’importe quel intérêt particulier traité par les banques comme tout autre intérêt particulier. Les institutions publiques empruntent selon l’intérêt particulier de leurs représentants et non selon le prix réel des services publics nécessaires à la satisfaction générale des besoins par les prix. L’équilibre entre offre et demande de chaque chose n’est pas réalisé dans les prix déformables par le crédit.

Le surprix de la liquidité facturée par les banques aux emprunteurs de monnaie devrait revenir en rationalité d’économie réelle aux institutions de l’Etat de droit. Leur fonction spécifique est d’assurer la vie réelle des gens par la transformation du travail. Les paiements des personnes publiques étatiques sont par finalité civile exclusivement destinés à la rémunération du travail producteur de la réalité au service de tous. Les emprunts publics devraient être limités par le prix réel effectivement demandé à terme des biens livrables au bénéfice de la communauté demandeuse. Or l’ordre bancaire et monétaire actuel ne s’appuie pas sur une identification véritable de tous les emprunteurs dans leur fonction économique au service de leurs acheteurs.

Démantèlement du bien commun ou restauration des Etats ?

La nouvelle campagne de facilitation quantitative de la BCE va donc accroître les dettes des banques, des États et des entreprises multinationales dont le prix de la production réelle est systémiquement dissimulé à l’offre de travail qui peut le transformer. La disproportion croît de la rémunération du travail réel par le crédit à la demande de travail virtuel par le capital bancaire anonyme. La dépression économique des vraies gens va s’accentuer partout où la souveraineté nationale est trop faible pour s’opposer à la cupidité des usuriers hors sol. Dans les pays où la cohérence nationale est suffisamment forte pour pousser le pouvoir politique, les dettes non remboursables seront imputées par prélèvement fiscal direct sur le capital réel public et privé.

Les dispositions pratiques d’émission des nouvelles liquidités en euro aboutissent à diviser la politique de solvabilité en euro entre les intérêts nationaux concurrents inégaux. La monnaie unique se virtualise davantage dans son unicité politique de réalisation économique. L’allocation des crédits de monnaie centrale revient aux banques centrales nationales. La BCE perd son monopole normatif et interprétatif de l’égalité entre les États et entre les banques. L’équilibre des droits entre les emprunteurs et les prêteurs est nationalisé. Comme la monnaie circule sans contrôle ni fiscalité d’un Etat à l’autre, l’équilibrage monétaire global du prix de l’offre au prix à la demande n’était pas intelligible à l’échelle des Etats. Il ne le sera plus non plus à l’échelle de la zone entière de monnaie unique.

Pour que le prix de la liquidité ne soit pas capturé par les banques au mépris de l’équilibre général entre offre et demande du travail des gens, il faut que la fiscalité puisse s’intégrer aux transactions de crédit. L’assurance de la solvabilité des emprunteurs est alors financée par le plein emploi de l’offre de travail demandée en droit des personnes. Un tel équilibre implique l’alignement du zonage monétaire sur les espaces souverains du Droit des personnes. Le prix de la liquidité est alors réparti par une politique zonale du crédit entre la banque centrale et un pouvoir politique responsable de ses comptes publics. Le capital public de la banque centrale assure la solvabilité du système bancaire et l’État ré-assure la bonne vie des gens. La solvabilité réelle des gens est la liquidité garantie du crédit. Solvabilité domestique assurée par la fiscalité et solvabilité extérieure garantie par les primes de change réglées à la banque centrale.

La religion féroce qui régit la zone euro et l’ordre monétaire international actuel consiste à réserver à une poignée de privilégiés le surprix du travail que résulte de l’État de droit. Le crédit bancaire exonéré de la loi est accordé à des emprunteurs hors sol qui achètent et rémunèrent le travail avec les monnaies contenant le minimum de droits sociaux au prix fiscal le plus bas. Les ressources fiscales des États sont mises en coupe réglée par dissimulation bancaire libre des bases fiscales et substitution de la dette publique à l’impôt. L’intérêt non calculable dans sa fonction d’assurance du droit des personnes anéantit l’économie réelle dans la virtualité financière. La Grèce de Syriza demande le retour de l’euro dans la réalité des citoyens d’Europe.

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