Le travail, entre disparition et transformation, par Zébu

Billet invité.

Jean Zin fait remarquer une chose importante (entre autres) sur le travail dans son article : « Définir le travail comme lutte contre l’entropie suffit à montrer qu’il ne peut avoir de fin, n’étant limité que par les ressources disponibles. » Or, concernant le travail, on peut ne pas parler de la même chose : le travail productif n’est pas le travail présentiel.

Le premier, de par sa nature, nécessite des ressources disponibles. Elles sont de deux ordres : les ressources monétaires et les ‘matières premières’.

Les ressources monétaires peuvent devenir moins disponibles de manière conjoncturelle : c’est le cas lors de crises économiques. Ces crises sont des crises de répartition des richesses, des richesses moins facilement produites et surtout bien moins réparties, raréfiant ainsi les ressources monétaires pour perpétuer le travail productif par la consommation. Les matières premières par contre tendent à diminuer de par la nature du travail productif, lequel les détruit plus qu’il ne les régénère.

C’est ce travail là qui s’intensifie avec la robotisation et qui ‘disparaît’ en termes d’emplois en France (cf. figure 5 de l’étude de l’INSEE, sur la répartition de l’évolution des emplois par fonctions, 1982-2011, France) et sans doute ailleurs dans le monde.

L’extension de la robotisation au sein du travail productif a redistribué, au sein de ce travail, les emplois, en créant de l’activité intellectuelle ‘productive’, activité toujours reliée donc à cette production destructrice, bien que la fonction ‘créative’ pourrait l’en dissocier en apparence.

On pourrait ainsi qualifier le phénomène de robotisation comme étant ‘extensif’, puisque ces ‘nouveaux emplois’ ont été générés par l’extension de la robotisation à l’ensemble du travail productif, ‘nouveaux emplois’ dont la fonction est de concevoir cette robotisation ‘extensive’, utilisation qui induira ensuite une seconde vague robotique au sein du travail productif, cette fois-ci ‘d’intensification’. De ce fait, le travail productif sera encore amené à ‘disparaître’ avec la suppression progressive de ces ‘nouveaux emplois’ par la dynamique intensive de la robotisation.

La dynamique de la robotisation serait ainsi intimement liée à la dynamique du travail : si celui-ci est destructeur (‘productif’), alors la dynamique robotique reproduira la dynamique du travail à l’encontre des emplois.

À l’inverse, le travail présentiel, qui a lui explosé depuis 30 ans (+ 42 %) pour ‘compenser’ la perte d’emplois dans le travail productif (- 6 %), est surtout dépendant du contexte budgétaire, même si un certain nombre de fonctions/emplois seront aussi touchés par la dynamique destructrice du travail productif : droit, gestion, médecine, journalisme, culture, etc. Mais la dynamique du travail présentiel repose essentiellement sur une dynamique non consommatrice (ou moins consommatrice) en matières premières, à l’inverse du travail productif. Par contre, le travail présentiel est beaucoup plus dépendant des ressources monétaires publiques puisque son développement repose sur des ‘fonctions’ publiques ou d’intérêt général : santé, social, services de proximité, administration…

Dans le cadre d’une crise économique, le travail présentiel est donc surtout touché par la ‘raréfaction budgétaire’ qui est mise en oeuvre dans le cadre de politiques orthodoxes de respect des équilibres budgétaires.

C’est le cas par exemple des services à la personne, où l’activité est dépendante des prises en charge sociales et fiscales, lesquelles se sont réduites ces dernières années (restrictions des exonérations sociales, augmentation de la TVA, difficulté de financement des prises en charges sociales, augmentation des besoins de financements lié au vieillissement…), alors que 60 % environ de l’activité se réalise en direction de personnes fragiles (âgées, handicapées, enfants…), activité essentiellement liée à la solvabilisation par les ressources monétaires publiques ou para-publiques de la demande de services présentiels par diverses allocations : APA, PAJE, PCH, aides ménagères, etc. Le nombre d’emplois y diminue pourtant depuis un plus haut en 2010, conséquence de la crise économique (moindre ressources monétaires privées) et surtout des orientations des politiques publiques qui doivent faire face à la montée croissante des besoins et des financements nécessaires. Longtemps annoncée par les différents gouvernements récents, les réflexions sur la mise en oeuvre d’une 5ème branche de la dépendance n’ont toujours pas abouti, partagées entre risques assurantiels privés et solidarité nationale étoffée dans un contexte financier tendu pour les institutions publiques (Etat, sécurité sociale, collectivités locales). Dans le même temps, c’est bien plus de 60% du montant total des aides fiscales qui sont captées par les 10% des ménages les plus riches, posant aussi de fait la question de la répartition inégale des ressources monétaires publiques.

Ainsi, la robotisation, bien que présente dans le travail présentiel (cas croissant par exemple de la télé-déclaration des interventions dans les services à la personne, de la bureautique, etc.), y est aussi plus diffuse et la dynamique y apparaît comme différente parce que la destruction d’emplois est principalement due à la question de l’existence de ressources monétaires publiques suffisantes et par le fait que le travail n’y est pas (autant) ‘destructeur’. En l’absence de progression des ressources monétaires publiques, la robotisation dans le travail présentiel pourra induire par exemple une intensification du travail, avec une destruction faible ou nulle d’emplois (du moins à court terme), mais avec une dégradation croissante de leur capacité à pouvoir répondre à des besoins croissants, avec des moyens constants ou se réduisant. Viendra ensuite la destruction d’emplois d’un travail dont l’insatisfaction croissante sera la marque, que ce soit de la part des travailleurs ou de la part de ceux qui ‘consomment’ ce travail, pour se tourner de plus en plus vers un travail d’une autre forme, le travail dissimulé.

La robotisation devient ainsi un palliatif dans le travail présentiel à un manque de ressources budgétaires publiques (la robotisation masque ce manque partiellement), quand elle est le carburant du moteur entropique du travail productif.

Pour sortir de ces deux impasses, où la robotisation accroît la destruction du travail productif et limite la croissance du travail présentiel en occultant ses besoins en ressources par une focalisation sur la technologie (artefact), il pourrait y avoir deux solutions très différentes, où la robotisation pourrait jouer un rôle important.

Dans le cadre du travail productif, il serait nécessaire de passer du travail ‘intensif’ à un travail ‘extensif » : moins concurrentiel, plus coopératif, où la robotisation aurait pour fonction non plus d’intensifier le travail, mais au contraire d’indiquer le degré de destruction que celui-ci produit (externalités). L’IA aurait ici tout son sens, ‘codée’ pour réduire la dynamique destructive du travail. Partant de là, l’emploi aurait sans doute moins à craindre de la robotisation dans le travail productif puisque le travail ainsi reformaté forcerait à rechercher des synergies, des complémentarités, des compétences/ressources y compris dans la connaissance fine des travailleurs dans les modes de production.

Dans le travail présentiel, il serait à l’inverse nécessaire de désengager celui-ci de son besoin croissant en ressources monétaires publiques pour faire face à des besoins qui sont eux aussi croissants et potentiellement non finis, à la fois pour faire face aux aspects de répartition public/privé de ces ressources (permettre de sortir du rapport de force en défaveur actuellement du public) mais aussi pour le pérenniser, en réintroduisant le lien social comme moteur de la dynamique du travail présentiel.

On pourrait ainsi retrouver la question du revenu garanti, ou de l’accès garanti à un ensemble de ressources (santé et éducation justement, mais aussi transports, communication et culture, et pourquoi pas logement) comme non pas des ‘contreparties’ mais bien plutôt comme le juste retour socialisé d’un travail social effectué et facilité par la robotisation : demain, quelqu’un interviendra dans le quartier d’un de mes proches en besoin de présence à ma place, parce que je ne peux pas le réaliser (éloignement géographique, indisponibilité…), grâce à des réseaux sociaux sur internet qui faciliteront la mise en oeuvre de ce travail présentiel.

La robotisation a jusqu’à maintenant participé à alimenter la dynamique destructrice du travail productif, en détruisant ses propres emplois par l’extension de la robotisation appliquée à ce travail. À l’inverse, son extension dans le travail présentiel n’est conçue que comme un artifice pour masquer la réalité des besoins sociaux croissants auquel peut répondre le travail présentiel. Inverser ces dynamiques ne signifierait donc pas inverser (réduire) la dynamique propre de la robotisation. Cela signifierait, ‘tout simplement’, transformer la nature des besoins du travail pour le transformer et utiliser pleinement les potentialités de la robotisation.

Dans le cas contraire, le travail et ses emplois continueront alors à ‘disparaître’, y compris dans le travail présentiel, car la récurrence des crises et la pérennisation de celles-ci, notamment depuis 2008, ont transformé structurellement les conditions de réalisation de ce travail : la dette publique et son corollaire la réduction budgétaire impactent désormais durement les créations d’emplois du travail présentiel.

La conclusion logique est que si la robotisation amplifie la dynamique destructrice du travail productif et que ce qui permettait jusqu’à maintenant depuis 30 ans de pallier à ces effets en créant des emplois dans le travail présentiel n’est plus possible, alors le chômage ne pourra qu’augmenter, sauf à espérer une réduction de la croissance démographique et une hausse de la population active.

C’est d’ailleurs une des attentes des pouvoirs publics liée au vieillissement de la population, qui tendrait à faire croire que cette transformation démographique est à la fois inéluctable (linéarité de la progression de l’espérance de vie) et porteuse d’emplois, forcément, dans le travail présentiel. Mais encore faudrait-il que ce travail puisse être ‘consommé’, avec une répartition de plus en plus inégale des richesses et une réduction accrue des salaires différés que sont les retraites, le tout dans un effet de ciseau entre augmentation des besoins et réductions des dépenses sociales.

Sur certains territoires, où la destruction d’emplois dans le travail productif a été massive sans que le travail présentiel ait pu compenser ces effets, les prochaines réductions budgétaires de 2015 qui agiront directement sur le travail présentiel (administratif, services de proximité, santé, social) seront dévastatrices, parce que ces fonctions, celles qui ont pu perdurer après la destruction des emplois du travail productif, sont les plus importantes et les seules qui restent. Il n’est pas interdit de penser que certains territoires (on ne parle plus de quartiers ici) connaîtront alors durablement des taux de chômage supérieur à 20%, avec toutes les conséquences sociales et politiques afférentes. Et déjà, certains capitalisent sur cette nouvelle vague destructrice due à la ‘rigueur budgétaire’ pour se constituer des fiefs politiques à bon compte en se posant comme les défenseurs de l’emploi présentiel, notamment public…

On pourra toujours opposer à cette politique de restriction une nouvelle politique publique de prise en charge des besoins sociaux, mais à ce compte là, il faudra bien à un moment ou un autre se confronter à la dette publique, à laquelle les Grecs se sont confrontés sans succès jusqu’à présent, ou à la redistribution des richesses par la fiscalité progressive pour pouvoir disposer à nouveau des ressources budgétaires nécessaires pour réaliser cette nouvelle politique publique.

Néanmoins, ces ressources seront vouées à être insuffisantes tant que les besoins sociaux continueront de croître parce que le travail productif continuera de charrier ses effets destructeurs sur l’emploi : plus de chômage, plus de besoins sociaux, etc.

Si l’on veut donc se confronter à la structure sociale qui écrase le travail par la répartition inégale des richesses et par le développement de la dette, autant dès lors commencer par le libérer de ses ‘besoins’ : croissance sans fin des ressources budgétaires publiques et destruction accrue de ressources naturelles qui se raréfient. La robotisation pourrait peut-être jouer un rôle dans cette émancipation là.

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