Les affres que s’inflige une espèce colonisatrice, par Jacques Seignan

Billet invité

Les affres que s’inflige une espèce colonisatrice

Le préfixe « néo » permet parfois de nommer des notions, nouvelles ou dérivées, à partir de concepts antérieurs : néoclassicisme, néoréalisme, néocolonialisme… En économie, une certaine continuité dans la fin et les moyens apparait assez étonnante ; un bref aperçu historique pourrait le montrer.

Le colonialisme : au XIXe siècle, on inventa la « mission civilisatrice » coloniale européenne, à la suite des précédentes aventures impérialistes initiées lors de la première mondialisation du XVème siècle. Le principe est simple et ancien : une nation plus « développée », par la force brutale de ses armes annexe et exploite des territoires où vivent des peuples que l’on soumet pour leur extorquer des richesses agricoles, minières ou humaines (l’esclavage). En somme, un vol à main armée, en bande organisée, mais à très grande échelle. Le XXème siècle vit, lui, la fin des empires coloniaux mais pas celle du principe colonial : on parla donc de néocolonialisme car la domination – tout en restant délétère et malfaisante – se faisait indirectement avec des complicités locales. Des peuples colonisés devenus théoriquement indépendants subissaient le joug de dictateurs au service des anciennes puissances coloniales pour leur garantir l’accès aux diverses richesses de leurs pays. Tel dictateur africain avait ainsi un bel hôtel particulier à Paris ; quant à son peuple, il avait la misère pour seul horizon.

Dans son livre admirable [Congo, une histoire ; Actes Sud 2012], David Van Reybrouck, décrit et analyse les systèmes d’exploitation subis par un immense pays africain, le Congo [RDC]. Il raconte avec talent l’Histoire de ce pays depuis 90 000 ans et comment, sur le bassin du fleuve Congo, il s’est constitué par une volonté européenne, en l’occurrence celle du roi des Belges, Léopold II. Pour ce qui advint, il suffit de mentionner le titre du chapitre 3, « Une immonde saloperie, le Congo sous Léopold II, 1885-1908 ». Ensuite cet État indépendant, mais possession personnelle du roi, fut transformé en colonie belge, ce qui n’était toutefois qu’un progrès relatif pour ses habitants… Puis vint la décolonisation, l’assassinat de Lumumba, le long règne du kleptocrate en chef, Mobutu Sese Seko (1965-1997). Le Congo fut entrainé dans la Grande guerre africaine (1996-2006) : des millions de morts. Mais qui en a parlé ? L’histoire du coltan peut résumer le drame du Congo [ibid. pp 489,490]. L’auteur rappelle que le coltan, minerai du tantale, est indispensable pour fabriquer les condensateurs utilisés dans toutes nos applications électroniques, téléphones, ordinateurs, lecteurs DVD etc. En 2000, il y eut une ruée sur le coltan car de grands groupes voulaient lancer de nouveaux produits et le Congo a 80 % des réserves mondiales de ce minerai stratégique. « Au Congo, ce fut une malédiction plutôt qu’une bénédiction. Un État faible au sol richissime ne peut que s’attirer des problèmes ». Et en effet ce fut tragique.

Mais le monde change ; la mondialisation a triomphé et le système néocolonial à son tour est devenu quelque peu démodé. Il y a donc de nouveaux acteurs et des méthodes plus efficaces mais toujours avec les mêmes finalités prédatrices. Ce ne sont plus seulement des nations dites développées qui, directement ou indirectement, exploitent des pays plus faibles mais des puissances non-étatiques qui entrent en scène. De même que le transhumanisme veut faire disparaitre l’humain sous prétexte de l’améliorer, on serait tenté de créer un néologisme : le transcolonialisme, un néocolonialisme caché dans lequel les relations entre pays ne sont plus fondamentales et qui augmente énormément les capacités d’extorsion. Une infime – et infâme – minorité parvient à organiser une fantastique pompe à richesse car en face il n’y a plus – enfin c’est l’objectif presque parachevé – que des individus, des consommateurs, des gens atomisés, pressurés et tétanisés et les États, certains en voie de décomposition, sont réduits à l’impuissance. Ce système anonyme – aucuns chefs suprêmes : juste des profiteurs insatiables – est constitué des sociétés multinationales (transnationales), des institutions internationales (cf. FMI), et d’un système financier sophistiqué, hors-sol et déconnecté de toute économie réelle – on en subit les conséquences depuis la Crise de 2008. Ou il peut s’appuyer si nécessaire sur des mafias et leurs trafics de tout ce qui peut se vendre illégalement (de l’ivoire aux organes humains en passant par les pesticides en contrefaçon ou les déchets électroniques), au prix de destructions sauvages des environnements locaux et des sociétés indigènes, pour ensuite convertir (blanchir) cet « argent sale » en capitaux dissimulés dans des havres fiscaux et cela grâce à des chambres de compensation [D. Robert nous en a courageusement donné les clés], filiales de respectables institutions financières. Une parfaite et totale colonisation de tous et de tout, de la Terre et des Terriens.

Or comme le montrent les histoires coloniales puis néocoloniales, les peuples du Centre profitèrent, en partie, des retombées de ces pillages. De même aujourd’hui quand nos achats de biens se font à bas prix, cela peut être pareillement au détriment de populations lointaines et exploitées. Faut-il rappeler les morts du Rana Plaza au Bengladesh ou les méthodes de quasi-esclavagisme employées au Qatar pour bâtir les stades du futur Mondial de foot? Plus subtilement et avec notre accord implicite, toutes nos données personnelles, devenues une sorte de matière première, sont massivement collectées puis exploitées par des compagnies géantes [cf. les GAFA] pour nous transformer en consommateurs captifs, passifs mais tellement heureux … malgré nous.

Une certaine vulgate marxiste expliquait que l’humanité vivait son développement dans une succession mécanique de modes de production, chacune représentant un progrès relatif : esclavage, féodalité, capitalisme suivi du socialisme et enfin du communisme. Mais ce schéma dû à des vulgarisateurs simplistes s’est avéré faux. En effet une des apogées du système esclavagiste, à une échelle jamais vu dans l’Histoire, eut lieu au XIXème siècle, le siècle triomphant de la révolution industrielle et des bourgeois capitalistes. Ensuite nul ne peut nier que cette étape historique vit au XXème siècle le pire intimement lié au meilleur, de façon exacerbée : les guerres mondiales accompagnées de génocides et les avancées concrètes du niveau de vie partout dans le monde, cela même dans d’anciennes colonies intégrées dans la mondialisation. Partout des millions de gens (dénommés ‘classes moyennes’) ont accédé à davantage que le minimum vital (espérance de vie, loisirs, éducation, conforts élémentaires etc.) et pourtant des conditions de vie abjectes perdurent partout, en y incluant les marges de nos si riches cités. Une nouvelle forme de colonialisme s’est ainsi subrepticement mise en place. Comme dit Timiota : « Aujourd’hui en effet, les banques remplissent exactement le même rôle [que les colonisateurs]: quelques milliers de cadres sup chaque année (moins de 1% d’une classe d’âge) suffisent à faire tourner ce secteur qui ne représente, avec dépendances, que quelques pourcents de l’activité en nombre d’employés, mais qui a la même propriété « aspiratrice » que l’extractivisme colonial. Les détails de la plomberie qui font nos Unes soufflantes sur l’HSBC des Luxleaks n’ont pas vraiment d’importance, et sont au fond infimes par rapport au tableau d’ensemble: certes telle partie du tuyau est au Luxembourg et tel évent à Jersey, etc. certes le vase d’expansion de la City étant assez vaste pour ne jamais risquer d’exploser ! »

À partir des années 80 la révolution néoconservatrice en donnant naissance au capitalisme financier remporta donc la victoire et l’espèce humaine, tout en accomplissant des développements technologiques incroyables, commença à sacrifier son environnement exactement comme dans une démarche de type colonial, c’est-à-dire sans considération ni pour renouvellement des ressources pillées, ni pour les libertés des peuples, et tout aussi impitoyablement. L’extravagante montée des inégalités, conséquence voulue du néolibéralisme, entraina l’apparition d’une oligarchie réduite d’hyper-riches et l’explosion du chômage de masse et des travailleurs précaires : face à des seigneurs – impitoyables patrons ou mécènes généreux – aidés de leurs féaux (exécutants divers, chiens de gardes…), des cohortes de serfs leur quémandant du travail. On peut alors évoquer un néo-féodalisme. Le système économique mondial, de plus en plus pyramidal, pilleur et féroce – si nécessaire, comme le démontre la Troïka en Europe –, a fini par ressembler à une combinaison inédite des systèmes anciens, supposés dépassés : néocolonialisme, féodalisme nouveau et pratiques fascistes …

L’article de Zebu La Troïka, les banques et nous démonte ces mécanismes, en particulier sur le cas grec, et nous propose des solutions. Il pointe nos contradictions : « on ne pourra pas, on ne pourra plus très longtemps continuer cette vie schizophrénique où l’on échappe à la Troïka (et ce quel que soit son visage ou son nom ainsi que sa localisation) tout en bénéficiant des intérêts qu’un tel système veut bien nous octroyer, avec notre argent. »

Les enjeux de pouvoir et de domination sont évidemment une des plus grandes difficultés que nous ayons à surmonter dans le cadre où nous nous sommes enfermés depuis les temps les plus anciens, depuis le néolithique : ce système de servitude persiste vraisemblablement parce que l’immense majorité des hommes n’est pas uniquement dominée par la force, brute ou menaçante, ou les idéologies issues de tous les obscurantismes disponibles mais aussi parce que, selon les circonstances et les rapports de force, cette majorité accepte, avec fatalité, cynisme ou inconscience, une domination dont elle bénéficie plus ou moins, au détriment d’autres opprimés, ici ou là-bas, au détriment de la survie de l’espèce. Rester dans ce cadre entraine une reproduction bien connue des dominations après les épisodes révolutionnaires, y compris les plus radicaux. Selon une belle formule : « les qualités nécessaires à l’obtention [du pouvoir] sont diamétralement opposées à celles nécessaires à sa bonne application ». La seule manière de casser cette aporie serait de sortir de ce cadre imposé depuis des milliers d’années. Et dès qu’une brèche paraît s’ouvrir dans ce cadre, ne doit-on pas soutenir sans barguigner tous ceux qui luttent pour l’élargir ?

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