Karl Marx, Vandana Shiva et les communaux. Deux réflexions sur la conférence de Paul Jorion « Sonnez les matines », par Marie-Paule Nougaret

Billet invité, qui revient sur la conférence « Sonnez les matines » donnée par Paul Jorion à Liège le 8 novembre 2014.

Karl Marx et la nature : un parallèle évident existe entre les vues de Paul Jorion sur Marx et celles de Vandana Shiva, que je tentais de rendre dans le billet précédent. Pour Vandana Shiva[1], toutefois, le père spirituel du communisme oublie aussi le travail des femmes pour l’entretien des intérieurs, outre les contributions de la nature, dans le calcul de la valeur.

J’ajouterai que dans les deux cas, seul ce qui n’est pas fait se voit : une maison propre, c’est un état normal. La moindre poussière et l’on passe pour une souillon, en plus de devoir vendre son travail à moindre prix pour survivre et se loger. Le mistral accélère à 200 km/h entre deux barres d’immeubles (effet venturi) et les enfants s’envolent à la sortie de la maternelle. Comment était-ce avant ? Ah oui, les arbres filtraient et brisaient le vent. Il y en avait forcément : la nature en liberté tend à la forêt dans nos régions. On les a abattus pour construire plus facilement, puisque la loi en France (contrairement à la Belgique) n’incite pas à les respecter. Le travail de la  nature, fondé sur les symbioses, se voit quand il n’est plus accompli ; et nous restons avec nos artefacts mal coordonnés.

Les communaux : j’en ai dit un mot dans mon livre La cité des plantes, (Actes sud). J’ai failli être hippie moi aussi, étant juste un peu trop jeune, à 16 ans, à mon arrivée en Californie. Mais j’ai vu de mes yeux la nature sauvage, que je pouvais comparer, dans mes souvenirs, au midi de la France gratté depuis des millénaires ; et entendu le message hippie : « tout est cassé, mais les Amérindiens ne cassaient rien ».

Dans les années 70, la revue Co-evolution de San Francisco a commencé à appeler communaux « commons » les biens comme l’eau ou l’air qui devraient échapper à la concurrence, car on ne peut pas les détruire chez autrui sans les détruire chez soi. Les écologistes du monde entier emploient aujourd’hui le mot commons dans ce sens, et y incluent les semences aussi.

En 1994 le Mexique a liquidé ses terres communales, afin de signer le traité de commerce NAFTA/ALENA avec les États-Unis. Il lui a fallu pour cela réviser la Constitution de 1905 qui interdisait de les diviser ou de les vendre. Résultat : rachat de petits lopins par les géants de l’agro business, exode rural et première famine du siècle, la farine de maïs devenant hors de prix.

Cependant en Europe, des communaux résistent. Et pas seulement les chemins communaux, dont manque cruellement l’Angleterre, où les clôtures confiscatoires ont commencé au 16ème siècle à croire Reclaim the streets et donnent lieu aux manifestations du 1er mai. Ainsi la duchesse de Northumberland, que j‘ai rencontrée pour Vogue, possède-t-elle 60 000 ha. Ses fermiers peuvent voir les hautes terres d’Écosse au loin sur le domaine, pas s’y rendre : there is no road. Pas de chemin. Tout est au duc, comme dans la chanson de Trenet, parce que le droit d’aînesse joue. Tandis qu’en pays de droit écrit (dit romano germanique), la coutume latine de diviser les héritages se perpétuent. C’est aussi là que des communaux continuent de fonctionner.

La commune de Cortina d’Ampezzo, dans les Dolomites, se réunit chaque année, selon une charte du 11ème siècle, pour voter de ne pas couper sa forêt d’altitude, répartir le bois mort et la cueillette des champignons.

Dans le Marais poitevin, en France, le WWF a recréé des communaux pâturés en été, afin de sauver cet étrange écosystème, ses oiseaux et le niveau de l’eau mis en danger par les cultures de maïs.

Certains étangs du Delta du Po en Italie, sont gérés en commun depuis le 15ème siècle au moins. On y tire les parcelles au sort tous les ans. Chacun a intérêt à soigner son lot, car il risque de se le voir attribuer de nouveau, contrairement à la théorie de la « tragédie des communaux » en vogue chez les Anglo-saxons.

Cela nous renvoie aux modes d’élection au Moyen âge, à deux tours, une élection, puis un tirage au sort, avec, au préalable, par exemple pour Montpellier, abolition de toutes les promesses électorales par l’évêque en grande cérémonie – on peut toujours rêver.

Plus important encore, dans les pays de droit écrit, la loi est la même pour tous. C’est ce qu’on appelle « le droit », notion inexistante en anglais. La Common law en revanche, d’origine judiciaire, varie avec la jurisprudence. D’où la nécessité d’établir de gros contrats prévoyant toutes les éventualités et d’employer une grosse équipe d’avocats pour les rédiger.

À la faveur du commerce international, ce régime de contrat tente de s’imposer partout. Par exemple en France, par la loi de 2004, sur les sites pollués. Il suffit que le site soit conforme à l’usage prévu lors de sa vente, même en cas de danger pour la santé publique. Disposition unique en Europe : même les Néerlandais, ces grands libéraux, nettoient les sols d’office lorsque le pollueur est défaillant, puis la Couronne le poursuit pour se rembourser. Il est vrai que 2/3 des Pays-Bas sont pris sur les flots.

De plus en plus, sans qu’on y prenne garde, pour citer Guilhem Dezeuze devant l’Université du Peuple de Suzhou, en Chine : « l’intérêt général passe après l’accord des volontés»[2].

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[1] Les parents de Vandana en Inde, ont changé de nom pendant la résistance contre les Anglais, pour qu’on ignore leur origine de caste. Ils ont choisi Shiva par référence « à quel que chose de plus ancien que le système de castes » (communication personnelle).

[2] Conférence « La loi et le Droit », Guilhem Dezeuze, Université Ren Min de Suzhou, mai 2014.

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