L’Artificier, le Pontonnier et le Bretteur (sur trois essais récents), par Timiota

Billet invité.

Trois essais soulignent par leur angle d’attaque que certes les pieds du ci-devant colosse – l’économie version néolibérale – sont d’argile. Mais ils indiquent aussi que la métastabilité des institutions à tous les niveaux oblige ses adversaires à étirer le front à nouveaux frais.

Les trois ouvrages récemment parus ou traduits dont il est question fournissent un balayage de notre pyramide économique :

– de sa théorie (L’Imposture économique de Steve Keen [1]) qui fait voir que la pyramide supposée solide est plutôt sur sa pointe ;

– de l’articulation de cette théorie avec les grandes structures (La Grande Crise, de James K. Galbraith [2], proche de Varoufakis qu’il cite souvent), structures telles les groupes industriels ou les acteurs de la presse – y compris un Paul Krugman – ou du domaine de l’énergie, assurément crucial ;

– Enfin la rencontre de cette pyramide avec le « management mondial » (Suicide de l’Occident, Suicide de l’Humanité ? de Michel Rocard [3]), qui brosse l’impact délétère de l’actuelle conduite à l’échelon du « concert des nations » et même de la planète, par un premier ministre à l’esprit toujours acéré.

J’ai osé référer ces auteurs dans le titre via l’art militaire, ou au moins celui du combat : cela fait sens car leur propre revendication est de vouloir faire bien davantage que juste infléchir les stratégies et postulats néolibéraux: c’est d’y mettre fin.

On aura reconnu en Michel Rocard le Bretteur, tourbillonnant plus qu’il ne se pose. Le Pontonnier, c’est James Galbraith, cherchant une compréhension pratique des institutions afin de franchir leurs douves. Et l’Artificier aux doigts d’or, c’est Steve Keen, qui démonte sous nos yeux l’horlogerie de la machine infernale néolibérale, sans qu’une seule roue dentée ne lui échappe. Bien sûr, cette première photo ne manquerait pas, si nous en avions le temps, d’être suivie d’une autre : celle-là montrant chacun de nos trois guerriers changer leur focale et leur échelle, entre le micro et le macro, entre l’éco-nomie et l’éco-logie planétaires.

*    *    *

1) Plus concrètement, Steve Keen, australien, est extrêmement reconnu pour son travail de désintoxication (« debunking ») et de remise en cause des postulats premiers de la science économique (ici). Ce blog en a parlé et (et un peu avant encore). Le livre souffre d’une traduction un peu lourde, mais le traducteur (voir [1]), avec son préfacier et directeur scientifique, Gaël Giraud, ont sympathiquement tenu à bien situer les faux amis qui pourraient prêter à confusion pour un francophone. Ainsi guidé, le lecteur découvre – par exemple sur les rendements croissants ou décroissants,- l’étendue des dégâts ; les visions naïves « de bon sens » de vous et moi ainsi que les études empiriques, disant que produire plus coûte moins cher par effet de masse, sont des « corrections » dans la théorie économique, et ne sont pas dans son cœur.

Le livre contient des analyses redoutables pour les pieds d’argile de l’édifice théorique, qu’on voit s’écrouler comme ballons qui crèvent à la foire : doute évident sur le concept cache-sexe d’utilité, inexistence d’une réelle offre agrégée, erreur fondamentale dans le choix d’entreprises qui vendent à prix fixe sans qu’il y ait influence entre elles, celle-là vue dès 1955 par G. Stigler mais mise sous le tapis. Sans doute le plus intéressant est la trahison des idées de Keynes ou Minsky par les tenants de la version émasculée de Hicks… mais contre Hicks lui-même in fine (pas si bête). Sur ce dernier point, les analyses dites IS-LM qui semblent l’alpha et l’oméga de Krugman, ou au moins du Krugman public, descendent aux enfers avec une assez grande rapidité quand on comprend leur origine. Cette origine n’est autre que le « désir de reconnaissance » par les cerveaux des économistes d’une théoriequ’ils connaissent déjà : un équilibre type offre-demande, juste que les quantités de IS-LM (Investment-Savings–Liquidity preference-Money Supply) sont moins évidentes à baptiser avec ces noms là pour vous et moi. L’Empirique côté micro-économie a disparu de tout cela, reste l’auto-confirmation a posteriori de l’impression que « ça marche ». De même, l’analyse du comment de l’endoctrinement chez les jeunes transpire le vécu et montre le carcan du « TINA » au moment de sa régénérescence perpétuelle.

Steve Keen continue par montrer comment d’autres piliers, comme l’économie marxiste, butent également sur des difficultés non surmontées, malgré la reconnaissance de l’apport de Marx, immense en son temps, pour penser l’économie à l’écart du biais des « utilités » et avec le seuil de survie du prolétaire.

La présentation de la « création monétaire » pourrait susciter des réserves, certains l’interprétant comme la « création monétaire par les banques » : cette limite est une légende urbaine (par exemple Helmut Creutz). On y verra surtout un récit du rapport de force entre les banques (qui veulent prêter en anticipation des rentrées) et la Fed ou banque centrale (qui accorde le crédit valant création jusqu’à un certain point), il est probable que chez les uns ou les autres, les barbichettes soient sollicitées plus que de mesure pour que les usages découlant de ces pyramides d’opérations ne dérivent pas, ou pas trop vite.

Enfin, des analyses de plusieurs sortes de modèles plus consistants et cohérents sont proposées, intégrant les concepts modernes de la physique (les non-linéarités, les attracteurs, le chaos,…). Son propre modèle – par son mélange de simplicité et de richesse – convainc bien que le gros des troupes, fut-il fait d’anoblis par la « banque de Suède à la mémoire d’Alfred Nobel« , a gravement raté le coche. J’ai personnellement apprécié la présentation succincte mais claire de « l’éconophysique », qu’il tient pour un bon cheval (my two pence 😉 : simulations Piketty contre Gattaz et son début).

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2) Sur l’ouvrage de James K Galbraith, la perspective devient plus américaine. Néanmoins, comme le suggère ce rôle de lien qu’est celui du pontonnier, les qualités de synthèse de James Galbraith rendent encore plus saisissants les manques de la science économique, ces vieux ponts disloqués qu’il faut d’urgence s’atteler à remettre en place pour extirper l’économie de la citadelle néo-libérale : par exemple persister à avoir pour seul modèle de la Production une construction si pure qu’elle ne mentionne par la ressource de matière première et encore moins, par force, son possible épuisement ! Krugman est dans ces dialectiques aussi un personnage de référence, mais presque comme un M. Loyal. A l’opposition de cirque « freshwater/saltwater » (économistes néolib de Chicago – eau douce ou ceux néo-keynesiens ou néoclassiques comme lui de la côte Est – eau salée), James Galbraith préfère pour sa part « l’économie d’eau stagnante », un régime soigneusement ajusté pour qu’un peu de croissance existe, juste assez pour garder une dette contrôlable, tout en pouvant investir très lourdement dans les nécessaires changements pour préserver la planète. Ceci ne pouvant se faire sans changement majeur de paradigme, et pas sur le mode bisounours : comme il le dit à la fin d’un bref chapitre 9 sur la fraude financière : « le moteur est mort. Mettre les gaz ne le fera pas repartir ».

De façon intéressante, quelques passages clé prennent appui sur des idées d’un certain Yanis Varoufakis, son récent collègue à Austin (Texas) avant de devenir le ministre grec qu’on sait le 25 janvier 2015. Le « Minotaure Mondial » de Varoufakis se réfère à l’asymétrie dont bénéficient les USA, à savoir la capacité de pouvoir sans fin attirer des capitaux avec les bons du trésor et autres instruments de la Fed. Ces capitaux entrent dans le labyrinthe (du Minotaure) et n’en sortent jamais.

On apprendra aussi comment la « contre-révolution des cinglés » a pris le pas et produit un discours dominant après 2008, faisant gorge chaude des Alesina et autres Reinhart et Rogoff.

Au-delà des USA, on lira bien sûr quantités de vues pertinentes sur les grands ensembles mondiaux, sur toute une vision du travail dans l’économie, ou sur la crise en Europe. Ceux qui apprécient l’intelligence rhétorique (qu’on trouve chez ses amis ou ses meilleurs ennemis), découviront ici que notre Pontonnier sait argumenter avec une belle conviction.

Au final, James K Galbraith avoue par le titre même de son dernier chapitre : « entre Pangloss et Cassandre » qu’il aura quelque difficulté à tracer une voie facile. Mais sa vision des grands ensembles lui dicte quelques vues iconoclastes : ainsi sabrer vraiment drastiquement l’armée et dans l’armée la dissuasion nucléaire ! Ou encore réduire les banques à leur activité réellement utile, presque rien en comparaison de leur volant actuel (… avec les conséquences délétères qu’on connait). À défaut d’adhérer à tous les points de son analyse (vue d’Europe qui plus est), on pourra capitaliser sur le fait qu’un tel ténor préconise des mesures aussi extrêmes. Un Tocsin qui ne s’entoure presque pas d’une vindicte enflammée, discours sur un ton qui plaira dans la tranche des « cadres » (aux oreilles ouvertes quand même): tout cela pointe vers un outil de conviction à ne pas négliger.

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3) Enfin, faut-il s’attarder sur l’ouvrage de Michel Rocard « Suicide de l’Occident, Suicide de l’Humanité ?, » ou bien faut-il d’emblée craindre l’abus de généralités ?

Nombreux diront aussi qu’on pourrait facilement cataloguer Rocard comme l’inspirateur de bien des dérives actuels du « PPS », le « parti prétendu socialiste » comme on disait de la « rpr », la « religion prétendue réformée », et s’arrêter là.

D’autres diront qu’il est un mendésien et un habile protecteur des peuples quand il peut l’être, comme en Nouvelle Calédonie. Et incontestablement, c’est un esprit affuté, pas si loin d’un Braudel dans la hardiesse des rapprochements et connexions socio-historico-économiques. Mais souvent, en lieu et place de la majesté espiègle du récit braudélien, balançant sur toute vague avant d’arriver au port, le film est ici souvent passé en accéléré au point qu’on voit le « Michel le Bretteur » bouger plus vite que l’on ne voit le message sortir.

Mais l’observateur, octogénaire, a de ce fait le mérite d’avoir pensé en terme de rupture depuis le PSU, il est de ceux qui peuvent resituer en quoi les années 1971-1972-1973 furent si annonciatrices (fin du dollar-or, rapport Meadows du club de Rome, premier surgissement de l’énergie chère post-guerre du Kippour). Ou encore en quoi René Passet ou François Perroux furent des vigies, préparant la critique du « tout chiffré », du « tout quantifié ». D’un PIB ainsi fait qu’il n’augmente que pour des raisons absurdes à souhait, faisant fi de l’autoconsommation par exemple. Le chapitre à charge sur la théorie économique qui enterrera le keynésianisme, – comprendre la théorie néolibérale et son « prix de la banque de Suède » ici aussi vilipendé, – est structuré comme un enchainement de motifs de « déshonneur », dure parole. Dont à un des premiers rangs la titrisation, mère de tant de fraudes financières. Rocard fait à ce niveau un usage abondant de l’ouvrage de Jean-François Gayraud préfacé par Paul Jorion, « Le Nouveau capitalisme Criminel » (Ed. Odile Jacob).

Son champ préféré semble toutefois être les grandes institutions à visée mondiale, (sans qu’il parle vraiment d’épines dans le pied comme l’OMC) : n’oublions pas son rôle dans le traité de l’Antarctique, soustrayant ce continent à l’extractivisme, (cette funeste seconde nature). Puis son travail comme « ambassadeur » mondial de ces zones particulières. C’est au fond la dimension à laquelle il accède avec gourmandise après ses considérations de départ toujours rapidement expédiées, mais truffées de références de qualité, telle Monique Chemiller-Gendreau pour le droit international. Mais à vrai dire, le fil conducteur du livre n’est pas centré sur la crise climatique qui vient et fera fondre la glace des pôles, même si elle surgit en fortissimo ici ou là. Il est plutôt centré sur l’importance de rétablir les moyens du collectif, du vivre-ensemble, eux permettant à leur tour des décisions pour un monde durable. Le cadre de tout cela reste néanmoins social-démocrate avant tout : on reconnaitra le mendésien, sans concession sur les responsabilités : tant la dignité qui devrait habiter celles et ceux auxquelles ces responsabilités incombent, qu’un nécessaire partage de ces mêmes responsabilités pour emporter l’adhésion d’un peuple. Au total le cadre qui borde tout cela reste foncièrement une social-démocratie avant tout, un édifice où l’on doit « aplatir » une certaine complexité du monde dans des institutions de « bridage » des acteurs économiques actuels, plutôt que de déplacer tout le point de vue. C’est un peu en déesse Shiva aux bras multiples qu’on finit par percevoir l’escrimeur Michel Rocard après cette lecture, ferraillant toujours en hâte devant un défilé de défis, tant le front de cette social-démocratie s’élargit sous le poids des crises enchevêtrées.

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Pour conclure sur ces trois volumes, au-delà du pessimisme devant tant de bêtise – qui plus est souvent vantée comme son contraire, – l’énergie des auteurs rend volontiers de l’optimisme à qui sait le capter : il se glisse dans les mille et une façons d’influer sur tout cela, car aucune n’est indigne, et sera la graine qui germera dans un nouveau cadre. Certes peu de nous évoluent avec des dirigeants au point d’exercer une influence directe. Mais à l’inverse, chaque pas fait dans des domaines immensément variés, y compris dans les institutions de tout ordre, agit sur une composante de l’enchevêtrement. Chaque pas peut préparer une résistance « feutrée » mais ô combien appréciable face aux risques qu’engendrent les inégalités croissantes. Celles-là mêmes qu’un Pontonnier, un Bretteur et un Artificier voient à l’unisson pousser le monde à bout, en faire gémir le cadre.

[1]         Steve Keen, « L’imposture économique », préface et dir. Scientifique de Gaël Giraud, traduit par Aurélien Goutsmedt, Editions de l’Atelier, 27 €, 2014.

[2]          James K. Galbraith, « La Grande Crise », (Ed. du Seuil), 22 €, 2015.

[3]          Michel Rocard, « Suicide de l’Occident, Suicide de l’Humanité ?, » avec la collaboration de Jules Fournier. (Ed. Flammarion), 22,90 €, 2015.

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