Scientifique ou Prophète ?, par Léopard Blanc

Billet invité. À propos de « La crise des subprimes, c’est bien simple… »

Vous dites « […] une explication simple, même si elle est grossièrement simpliste, a beaucoup plus de chance de l’emporter aux yeux du public qu’une explication complexe […] ». Je pense que ce n’est pas là que se situe le problème.

Il est possible d’aboutir à une conclusion fausse à partir d’une démonstration juste, par exemple : (2=1) donc (2-1=1-1) donc (1=0). 1 n’est pas égal à 0, mais la démonstration tient la route.

De même, je peux arriver avec des prémisses justes à une conclusion juste, via une démonstration fausse. En mathématiques, une démonstration n’est pas plus ou moins juste, elle est correcte ou incorrecte, on peut au mieux discuter de son élégance.

J’ai l’habitude d’élaborer de savants raisonnements que je tente d’exposer à l’innocente victime qui me passe sous la main, qui souvent manque de l’expertise technique nécessaire à la complète compréhension de l’explication, mais capable d’en saisir la finalité. Il m’est dès lors arrivé d’exposer une conclusion, que je suppose être vraie, à l’aide d’une démonstration simplifiée. La plupart du temps mon interlocuteur sera convaincu : est-ce parce que ma conclusion s’aligne correctement avec ses croyances personnelles ? par l’argument d’autorité qu’il/elle me reconnait ? par lassitude ? toujours est-il que sur le plan mathématique, ma démonstration raccourcie est tout simplement devenue fausse, elle ne passerait pas mon propre examen : « halte là, comment passes-tu du point A au point C, coquin ? il manque clairement quelque chose ! ».

Hélas, force est pour moi de constater que convaincre mon interlocuteur a peu à voir avec la rectitude de mon raisonnement. Savoir qu’il décide lui même d’être ou de n’être pas convaincu, selon ses propres modalités, s’accorde mal à ma nature de dictateur. Je ne retire aucun plaisir à convaincre quelqu’un qui souhaite l’être. Je réclame des individus honnêtes et soupçonneux. J’ajoute à ma décharge que j’éprouve personnellement une profonde satisfaction à être convaincu, attendu que l’argumentaire, fut-il abscons, est valide.

Le politicien, le publicitaire, le journaliste souhaitent convaincre, mais là n’est pas leur finalité : il souhaitent obtenir des voix, des ventes, des tirages. Le scientifique et l’artiste, veulent convaincre parce que, pour eux, compte avant tout l’expression de leur vérité. C’est donc sans surprise que la première catégorie se contente d’un auditoire convaincu quand la seconde veut s’assurer qu’il l’a été régulièrement.

Faut-il pour autant s’interdire toute vulgarisation ? question en trompe l’œil : le vulgarisateur ne conduit pas un raisonnement faux, il expose des conclusions qu’il doit avoir lui même comprises et prenant garde aux contresens.

Puisque la validité d’une démonstration n’a aucun effet sur l’assentiment du public, est-ce à dire que l’on peut le convaincre de tout et n’importe quoi ?

Demain matin, je souhaite organiser un déjeuner sur l’herbe. Quoique je sache ce que je dois faire, réunir des couvertures, des paniers, acheter des victuailles, envoyer les invitations, ma journée sera exécrable parce que l’idée qu’il puisse pleuvoir demain remet mon projet en question. Je vais donc voir le sorcier qui après avoir roulé des yeux et agité des ossements, m’assure qu’il fera parfaitement beau pour mon pique-nique. Me voilà libre de faire ce que je voulais, délivré de mes doutes. Le lendemain la pluie s’abat sur mes invités. De nouveau, aucun doute dans mon esprit : je dois ranger les affaires, replier les couvertures, emballer les victuailles dans du film plastique. Le sorcier s’est trompé, mais puis-je lui en vouloir ? j’ai passé hier une excellente journée parce qu’il a dissipé mes doutes en me disant ce que je voulais entendre. Et c’est *exactement* ce que j’attendais de lui.

Reste que c’est une déchirure pour le météorologue, qui délivre une probabilité issue de savantes simulations, que de se voir reprocher la perturbation d’un emploi du temps. Le sorcier lui ne risque rien : on le consulte en sachant que son présage ne vaut rien. Comme Dieu, il nous délivre de nos péchés, c’est à dire de notre responsabilité. Seigneur, délivre nous du fardeau de l’incertitude ! quand le scientifique ne nous parle justement, lui, que d’incertitudes et du fait que ses connaissances ne lui dévoilent que l’immensité de son ignorance.

Il me semble donc qu’une conclusion sera d’autant mieux adoptée par le public que celui ci le veut bien, et peu ou pas en fonction de l’argumentaire déployé. Les raisons qui mènent à cette situation méritent d’être exposées ailleurs, en détail, mais c’est un autre sujet.

J’ajouterai, en conclusion, qu’une amie m’attribue des pouvoirs mystiques depuis qu’il lui semble que la plupart de mes visions se réalisent. Peu importe la fréquence avec laquelle je lui rappelle, avec cette humilité qui pousse à bout mes détracteurs, que mes oracles n’ont rien à voir avec un don, mais sont le produit de l’observation, de la réflexion et d’un peu de bon sens, rien n’y fait : « mais toi, qui sens ces chose là, dis moi s’il se passera ceci ou cela ». Est-il nécessaire d’ajouter que la prophétie produite à la suite de cette question, n’aura aucune influence sur l’agenda de mon amie ?

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