Ces gens là, par Zébu

Billet invité. À propos de Le temps qu’il fait le (jeudi) 16 avril 2015.

« Faut vous dire, Monsieur
Que chez ces gens-là
On n´cause pas, Monsieur
On n´cause pas, on compte »

La honte est un sentiment bien étrange : on l’éprouve parfois comme victime lorsque les coupables devraient en subir le poids et on souhaiterait que certains puissent en être affligés quand ceux-là même ne peuvent en être concernés.

Car la honte nécessite à la fois l’existence d’une norme, éthique ou sociale, à laquelle on puisse se référer et à la fois la capacité à éprouver un sentiment d’indignité, d’infériorité ou d’imperfection pour celle ou celui qui transgresserait cette norme.

Quand Paul Jorion parle donc de honte à imputer, comme une charge qui viendrait grever des recettes jusqu’à faire apparaître un déséquilibre budgétaire que l’on ne saurait cacher, à tous ceux qui ont justement pour charge en tant que représentants élus de se préoccuper du bien commun, et par-delà ceux-là, toutes les élites d’une société qui y participent, il y a comme un sentiment de décalage dont au premier abord on perçoit mal ou confusément les racines.

Car pour que la honte puisse saisir ces gens là, encore faudrait-il que nous parlions le même langage : de quelle norme parlons-nous quand nous parlons ainsi ? Si nous parlons d’une norme éthique et sociale définissant un bien commun, au sens de ce qui est bon pour tous, il est certain que bon nombre de ces élites peuvent apparaître, devraient apparaître comme marqués au fer rouge de la honte, selon l’expression consacrée et non bien évidemment littéralement.

Pour autant, ceux-là même ne se comportent pas ainsi, à l’évidence. C’est donc que nous sommes alors confrontés à 2 types de problèmes différents.

Le premier de ces problèmes serait que la transgression de telles normes éthiques et sociales n’implique plus un sentiment d’indignité, mais bien plutôt même un sentiment de valorisation individuelle pour ceux qui commettent cette transgression : les sociopathes sont de cette catégorie.

Historiquement, ces transgressions ont toujours été sanctionnées par les sociétés, soit par la coercition, soit par des rites de réintégration sociale. Les sociopathes ne sont donc pas individuellement un danger pour les sociétés.

Mais ils peuvent le devenir dans le cas du second problème, lorsque c’est cette sociopathie qui devient peu à peu la norme sociale, une sorte de ‘nouvelle définition’ du bien commun. Et c’est ainsi que ceux qui, bien que majoritaires en nombre mais minoritaires en forces sociales, parce que ne participant pas ou pas assez de cette ‘nouvelle définition, se retrouvent à partager confusément une honte qui ‘normalement’ aurait dû échoir à ceux-là même qui effectuent, voire revendiquent, leurs comportements transgressifs.

La figure d’un Bernard Tapie s’imposant dans les années 80 auprès des élites d’alors serait ainsi révélatrice d’une telle redéfinition normative, mais on pourrait tout aussi bien remonter dans le temps avec celle du Maréchal Pétain incarnant un nouveau ‘bien commun’ rejetant celui passé d’une République honnie et d’une démocratie représentative méprisée, ou celle du commandant Esterhazy face au capitaine Dreyfus, comme représentant de l’Armée comme figure du bien commun en cette fin du 19ème siècle.

Ce sont d’ailleurs d’autres figures incarnant une autre conception du bien commun qui s’opposèrent à celles citées : Eric de Mongolfier incarnant la justice, De Gaulle incarnant le refus de la défaite, Emile Zola incarnant l’intellectuel contre l’arbitraire (comme Voltaire avant lui).

Clairement, ce ne sont donc pas les élites en tant que telles qui sont à viser (les 3 dernières figures évoquées appartiennent bien à ces élites) mais bien l’abandon pour une part croissante apparemment d’entre elles d’une définition du bien commun que la majorité continue à partager, pour adhérer à une autre définition qu’une minorité a su imposer par des rapports de forces sociaux.

Car s’il est certain que l’attractivité que peut exercer la transgression sur une part de la société, notamment auprès des élites, a pu jouer dans ces rapports de forces, il reste que l’émergence de cette sociopathie a dû bénéficier d’autres ‘attraits’ pour pourvoir s’imposer  comme norme sociale.

« Faut vous dire, Monsieur
Que chez ces gens-là
On n’vit pas, Monsieur
On n’vit pas, on triche »

Il y aurait bien, comme dans la chanson de Jacques Brel, l’explication de la tricherie : Madoff il y a peu, avait pu s’imposer puis devenir une représentation moderne du ‘bien commun’, par l’interface de la théorie du ruissellement mais aussi de la croissance, celle qui ne cesse de progresser comme les cimes des arbres jusqu’au ciel avant que d’être brutalement mis à bas par la foudre.

Mais la triche ne suffit pas à expliquer l’aveuglement de ces élites ainsi décriées.

Parce que la tricherie finit toujours par ressortir et qu’à ce moment là de dévoilement, il faut bien autre chose pour pouvoir faire en sorte que cette norme ‘sociopathique’ continue, vaille que vaille, à s’imposer comme norme sociale et éthique à l’ensemble du corps social.

Pire, profitant même de la transgression éhontée ainsi commise et révélée, arriver à imputer cette honte non pas à ceux qui commirent la faute mais bien à ceux qui la subirent : « Honte à vous, qui avez vécu au-dessus de vos moyens ! » …

« Faut vous dire, Monsieur
Que chez ces gens-là
On ne pense pas, Monsieur
On ne pense pas, on prie »

Il faut bien plus que l’avidité et le lucre, le mensonge et la folie, il faut une structure symbolique qui relève de la foi et non de la raison, qui puisse faire face, sans honte ainsi, à la vérité et à la réalité dévoilées par la crise, qui puisse même profiter de l’absence de courage d’une partie des élites au pouvoir à ce moment là pour renforcer son emprise sur un corps social dénudé.

Il faut une religion féroce et des prêtres inflexibles, pour que l’absolution soit délivrée aux sociopathes et que le commun vienne communier à genoux pour recevoir l’hostie de l’austérité en méditant combien son sort est mérité pour avoir perdu le paradis.

Ces gens là, ce sont ceux-là qu’il faut cibler, et leur missel avec.

La raison et la honte n’auront pas raison d’eux.

Il va donc falloir redéfinir ce qu’est le bien commun, pour nous-mêmes et contre ces gens là.

Partager :

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote bancor BCE Bourse Brexit capitalisme centrale nucléaire de Fukushima ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta