Pourquoi les frappes contre Daesh ne sont-elles pas décisives ? par Cédric Mas

Billet invité.

Rappelons que par principe, les campagnes aériennes sont rarement décisives à elles seules (contrairement aux vues des théoriciens de la guerre aérienne, tels que Douhet par exemple[i]).

 Il n’existe ainsi qu’un seul cas connu au cours duquel une campagne de frappes et/ou de bombardements aériens a suffi, à elle seule, à emporter la décision : l’opération Allied Force, qui a amené le pouvoir serbe à avouer sa défaite lors de la guerre du Kosovo en juin 1999, après 78 jours de frappes (58 574 missions aériennes sur ces 78 jours d’opérations avec la perte de deux appareils américains au combat : un F-117 et un F-16). Cette campagne exceptionnelle a été étudiée en détail (par exemple dans le livre du colonel Régis Chamagne, l’art de la guerre aérienne).

Il existe en revanche de nombreux cas de campagnes aériennes que l’on a cru décisives, et qui ne le furent pas : la campagne de bombardement des Zeppelins sur la Grande-Bretagne au cours de la Grande guerre, la phase aérienne de l’opération Desert Storm (Irak 1991) etc. J’ajoute bien évidemment, les bombardements de l’Allemagne de 43 à 45, exemple le plus célèbre.

Certaines de ces opérations participèrent à la victoire finale, mais aucune ne suffit à l’emporter.

D’autres rencontrèrent même l’échec dans leurs objectifs : citons la bataille d’Angleterre, l’attaque aérienne de la poche de Dunkerque en mai 1940, la campagne de bombardement du Nord-Vietnam, ou la campagne aérienne anti-palestinienne de 2004

 Les critères pour le succès d’une campagne de guerre aérienne sont maintenant connus :

–       l’ennemi doit être vulnérable aux attaques aériennes (Etat organisé, avec infrastructures fixes, etc.) : ce fut notamment le cas du lobby mafieux au pouvoir en Serbie en 1999, qui ne succomba que lorsque les frappes ciblèrent les possessions personnelles du clan (entreprises, villas, etc.)

–       les règles opérationnelles d’engagement doivent être claires et en adéquation avec cette vulnérabilité (ce qui suppose une analyse approfondie de l’ennemi)

–       les moyens engagés doivent permettre de traiter les cibles identifiées sur un volume suffisant pour avoir un impact

–       les effets des frappes ne doivent pas engendrer de phénomène contre-productifs (moral ennemi, médias, …) du fait d’une mauvaise proportionnalité des moyens engagés

 La conjonction de ces critères est si rare, que la règle posée par les théoriciens de la guerre aérienne dans les années 20, selon laquelle « la maîtrise du ciel décidera seule de la victoire »[ii] s’est inversée puisqu’aujourd’hui, l’aviation est considéré comme un facteur préparatoire mais nullement suffisant, la victoire devant toujours reposer sur une intervention au sol[iii].

 Lorsque les Etats-Unis lancent le 8 août 2014 une campagne de frappes aériennes contre ISIS, d’abord limitée à l’Irak, puis étendue à partir du 23 septembre 2014 à la Syrie, la situation au sol est dramatique : ISIS s’est fortement étendu et menace même Bagdad. La débandade des troupes de l’armée irakienne est totale.

Les USA entraînent dans cette campagne, appelée opération « Inherent Resolve », les pays occidentaux : la France, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, l’Italie, la Belgique, le Danemark, les Pays-bas, mais aussi une coalition formée autour de l’Arabie saoudite, avec les Emirats arabes unis, le Maroc, la Jordanie, le Bahrein et le Qatar.

L’Iran lancera également des frappes aériennes contre ISIS en Iraq, mais de manière autonome. Et l’aviation de l’armée syrienne continue ses frappes, même si elles ne sont pas principalement dirigées contre ISIS, qui n’est alors pas aussi menaçant qu’aujourd’hui.

La situation en Irak se stabilise bientôt, ISIS cessant d’avancer. Les offensives successives d’ISIS dans le Kurdistan, d’abord irakien, puis syrien (avec Kobané) sont arrêtées.

Les frappes sont quotidiennes, et l’armée américaine en donne un compte-rendu journalier (par exemple pour le 15 mai 2015).

Pour autant, ISIS ne recule pas, et ne montre pas d’effondrement, ni même d’affaiblissement.

Après une première phase de stabilisation, ISIS s’est rapidement adapté et a pu conserver l’initiative, jusqu’au printemps 2015 qui voit le lancement de plusieurs offensives importantes, concomitantes en Syrie (Homs, Palmyre) et en Irak (Falloudjah, Baïji, Ramadi).

Les raisons de ce caractère non-décisif sont à rechercher à trois niveaux :

 –       une efficacité des frappes réduite par des ROE (Rules of Engagement) très strictes qui interdisent d’attaquer des cibles trop proches des civils ou dont la nature militaire pose le moindre doute : ces restrictions n’ont pas permis de supprimer complètement les pertes civiles[iv], même si le taux des « dommages collatéraux » est limité,  l’efficacité s’en ressent fortement[v].

 –       Une adaptation d’ISIS à une guerre aérienne « à l’occidentale » désormais bien connue des jihadistes : dispersion et camouflage des matériels lourds, recherche de la proximité avec les civils et les ennemis au sol, adoption de moyens civils militarisés (les célèbres toyota). ISIS va aussi multiplier le camouflage visuel (fumigènes, pneus ou pétroles enflammés) pour empêcher la vérification visuelle des cibles.

 –       une faiblesse des capacités d’exploitation au sol : le modèle occidental d’un appui aérien à des troupes au sol composées de locaux encadrés par des conseillers – dit « proxy-wars » – montre ses limites : en Irak, les erreurs du gouvernement et la domination de milices chiites d’obédience iranienne n’offrent que des solutions insatisfaisantes[vi] (les Kurdes sont divisés et peu populaires, et les autres – yézidis, chrétiens d’orient- trop faibles numériquement), et en Syrie, il n’y a aucune solution pour l’instant.

Pire, l’effet contre-productif des frappes aériennes a été bien plus important et plus rapide que prévu : l’opposition du courage humain à la technologie, synonyme de faiblesse et de lâcheté, a été habilement exploitée par la propagande d’ISIS, qui a également exploité les moindres erreurs de bombardement (civils mais aussi frappes de milices « amies » au sol). Enfin, ISIS peut mettre sur le compte des bombardements les problèmes rencontrés dans la vie quotidienne.

Les populations sunnites sous le contrôle d’ISIS ne se sont pas détachées de l’Etat islamique, malgré son totalitarisme, bien au contraire. L’augmentation du nombre de syriens et d’irakiens parmi les kamikazes d’ISIS montre une « localisation » du conflit au sein des jeunesses sunnites.

Sur le terrain, et malgré les missiles et les drones, ISIS a su conserver l’initiative et le coût financier d’une campagne aérienne impose des solutions rapides, impossibles à trouver sur le terrain.

Restent à ce stade deux aspects positifs au bilan de ces frappes aériennes :

–       une pression très forte sur l’appareil hiérarchique d’ISIS, dont les dirigeants sont tués les uns après les autres, ce qui peut s’avérer à moyen terme, lourd en termes de baisse de compétence et de risques de division d’un Califat qui est de ce point de vue très fragile.

–       L’affaiblissement – certes très progressif  pour l’instant – de l’économie de guerre d’ISIS, fondé sur des réseaux de contrebandes importants, et nécessitant une logistique lourde et vulnérable. Les combats récents pour la raffinerie de Baïji, pour le réservoir d’eau potable de Tahrthar, ou pour le champ de gaz d’Arak au nord-est de Palmyre (ISIS vient ce soir d’annoncer leur prise partielle dans un communiqué), montrent des choix d’opérations effectués sous contraintes économiques fortes.

Voilà pourquoi les frappes aériennes entamées en août 2014 n’ont pas fondamentalement changé la situation sur le terrain.

Nul ne peut dire si la coalition s’épuisera avant ou après qu’ISIS soit placée au-delà de son point de rupture par des frappes qui s’éternisent. 


[i] « J’ai une certitude mathématique que l’avenir confirmera mon assertion selon laquelle la guerre aérienne deviendra l’élément le plus important des guerres futures, et qu’en conséquence, non seulement  cela fera très vite grandir une force aérienne indépendante mais encore cela réduira en proportion l’importance de l’armée et de la marine » – General Giulio DouhetIl dominio dell’aria, 1921

[ii] citons encore Douhet : « conquérir la domination aérienne signifie la victoire ; être battu dans les airs signifie défaite et acceptation de tous les termes que l’ennemi  voudra bien nous imposer.»

[iii] citons le dicton célèbre depuis la Libye : « On ne se rend pas devant des missiles de croisière » (a priori cité par le Colonel Michel Goya ici).

[iv] Fin février 2015, L’observatoire syrien des droits de l’Homme, OSDH,  a comptabilisé 1465 morts dans les rangs d’ISIS (majoritairement des non-syriens) mais aussi 62 civils, dont 8 enfants et 5 femmes, et 74 prisonniers ou otages d’ISIS.

[v] Voir une analyse ici.

[vi] L’exemple de la reprise de Tikrit immédiatement assortie d’exactions et de crimes anti-sunnites illustre l’impasse actuelle (rappelons que les Kurdes, divisés, posent des problèmes aussi bien à l’égard des chiites, sunnites que des turques, et que les autres minorités – chrétiens, yézidis, sont trop faibles et peu populaires)

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