Etes-vous déjà cuit(e) ?, par Un Belge

Billet invité.

Il y a quelques années, de retour d’un lointain voyage, une amie m’a ramené une petite balle de coton à l’état naturel. Je n’en avais jamais vu. Elle l’a posée dans ma main. Moi, je travaillais alors comme garçon de salle dans un restaurant : à force de porter des assiettes chaudes, j’avais (sans jeu de mots) les paumes complètement cuites. Je pouvais voir dans ma main la délicate pelote de fibres, mais pas la sentir : ma peau n’avait plus la sensibilité requise. Mon amie m’a dit : Incroyable, comme c’est doux, non ? Et j’ai répondu : Oui, incroyable! – Sauf que je ne sentais rien, et je ne suis pas parvenu à le lui dire.

Mais après tout, c’est bien là le mode de vie qu’on nous enseigne, n’est-ce pas ? Il faut s’endurcir ! Lorsqu’on est un homme, l’insensibilité est un gage de virilité. Lorsqu’on est une femme, c’est une preuve de sérieux et de compétence. Chacun est amené à se blinder le cœur pour continuer à tenir le coup, notamment sur son lieu de travail. Christophe Dejours l’a bien montré en analysant les mécanismes de défense mis en place par des ouvriers, employés, cadres ou militaires dans un contexte de danger, de stress ou de transgression morale (lire par exempleSouffrance en France, 1998).

Moi, c’étaient mes mains qui étaient cuites. D’autres, ce sont leurs yeux, leurs lèvres ou leur estomac. Pourtant, le langage de la sensation immédiate (au dehors et au dedans de soi), n’est rien de moins que le langage du réel. Plus les sens sont altérés, plus la part du monde qui parvient à la conscience ou à l’intuition se restreint. Des pans entiers du réel ne sont plus perçus, ni pris en compte. Le seuil de vigilance diminue. Parfois, seule la maladie tire l’automate infortuné de son sommeil ou de son délire.

Pour l’heure, endurcis à l’extrême pour plaire ou pour ne pas déplaire à ceux qui nous commandent, nous souffrons d’un inimaginable déficit de sensations… donc d’informations… donc d’intelligence. Parfois, on nomme cette infirmité « résilience ». Mais de même qu’il est impossible à une main brûlée de sentir le poids et la douceur du coton, il est impossible à un système nerveux anesthésié de percevoir la souffrance ultime de ses semblables… et la sienne propre.

En ce moment même, respirez-vous ? Percevez-vous la direction du vent ? L’odeur de l’incendie planétaire parvient-elle à votre conscience ? Ou bien ne vivez-vous que de chiffres et d’idées ?

Au point où nous en sommes, les cerveaux les plus brillants (vous, peut-être) peuvent encore écrire les pages les plus belles qui soient, mais ce n’est plus de cela que nous avons besoin. Car il n’y aura pas de nouvelles façon de penser tant qu’il n’y aura pas, d’abord, de nouvelles façons d’agir. Et il n’y aura pas de nouvelles façons d’agir tant qu’il n’y aura pas, d’abord, de nouvelles façons de sentir.

Si d’aventure nous ne survivons pas aux temps décisifs qui s’annoncent, nos successeurs pourront dire de nous : « Comme celle des dinosaures, leur peau était devenue trop épaisse. Ils se prenaient pour les seigneurs de la Terre et ils étaient aveugles, sourds, infirmes, perdus. Ils n’étaient pas au monde. »

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