Et si, tout de même, le dernier éteignait la lumière !, par Pascal

Billet invité.

Paul Jorion dit ne pas vouloir que la lumière s’éteigne, pourtant cela fait partie des possibles et nous aurions tord de ne pas imaginer cette hypothèse. En effet, refuser d’envisager l’effondrement réduirait notablement notre champ des possibles, même si l’idée nous est désagréable.

Je vous invite donc à faire l’expérience suivante.

Un soir, prenez seul votre voiture en oubliant volontairement vos montre, GPS, tablette, machin-phone et faites suffisamment de kilomètres pour libérer votre regard et votre ouïe de toute construction, de toute activité humaine (je sais, c’est plus facile dans une vallée de montagne que dans le plat pays !). Éteignez votre moteur et faites maintenant quelques minutes de marche. Là, vous y êtes ? Choisissez un endroit de nature qui vous plait et asseyez-vous. Maintenant, attendez, attendez…

La lumière change, les ombres s’allongent et les parfums ressortent dans la fraîcheur qui naît. Au début, vous n’entendiez rien et vous vous disiez : « qu’est-ce que je fous là ? » Maintenant, vous entendez le mouvement des feuilles bercées par la brise du soir. Les oiseaux qui se sont habitués à votre présence viennent gazouiller à quelques centimètres de vous. Vous avez un peu faim et un frisson parcourt votre dos sous votre chemise légère. Dans l’arbre proche de vous, un bruit discret et rapide sur le tronc attire votre attention. Un petit oiseau se promène la tête en bas sur l’écorce et picore de son bec fin quelques insectes. Vous le trouvez amusant, c’est une sittelle. Une pétarade rapide et puissante vous fait sursauter. Ce n’est rien, seulement un pic vert qui cherche des galeries de xylophages dans un tronc d’arbre mort.

La lumière continue de diminuer et devient crépusculaire. La sittelle a disparu et vous entendez les premiers hululements (qu’on dit lugubres) d’une chouette qui se réveille. Les pas dans les feuilles mortes sont ceux d’un renard en quête d’une musaraigne. Soudain, une sorte d’aboiement sourd vous glace le sang. Il semble terriblement proche. Ce n’est que le cri du chevreuil.

Vous avez froid maintenant, la faim vous tiraille et la soif aussi a fait son apparition. Vous hésitez à retourner à votre voiture que vous savez proche. Pourtant il faut faire l’expérience jusqu’au bout.

La nuit est là maintenant, inquiétante. Vous vous sentez presque nu et mal à l’aise. Sans céder à la peur, vous découvrez que la nuit n’est pas le noir absolu évoquant la mort. Au contraire, la nuit est habitée et vivante. Nous humains modernes sommes simplement mal adapté à cet environnement dont nous nous sommes extraits avec le feu puis la fée électricité.

Vous tremblez de partout maintenant, tellement vous avez froid. La faim, la soif vous tenaillent. Les sens se troublent. Vous cherchez à vous blottir au pied d’un arbre, vieux réflexe ancestral pour créer un repère spatial et une présence rassurante. Vous avez la tête qui tourne de faim, de soif et de fatigue, pourtant vous luttez : ne pas dormir, ne pas dormir, on ne sait jamais… Une douleur, un signal de votre corps dans l’inconfort, vous ouvrez les yeux péniblement. Oui, vous avez dormi. Cinq minutes, une heure… ? Impossible de savoir.

Au dessus de votre tête, la voûte étoilée se révèle. Jamais vous n’aviez imaginé qu’il puisse y avoir tant d’étoiles pour éclairer la nuit. Malgré le froid et la faim qui vous donne un peu la nausée, la fatigue vous rattrape et vous replonge dans un sommeil incertain. Vous n’entendez plus les bruits de la nuit, ni les protestations de votre corps.

S’enchaînent des temps interminables de veille de quelques minutes et les brèves heures de sommeil. Rêves et réalités s’entremêlent sans frontières, interminablement. Et puis sans prévenir, après avoir ouvert les yeux une n ème fois, vous remarquez que quelque choses a changé, sans bien comprendre.

Un peu plus tard, vous avez la confirmation. Le ciel a changé de couleur, il est plus clair. Vous sentez alors dans tout votre corps quelque chose qui monte du plus profond de vous-même, quelque chose de puissant presque invincible qui submerge douleurs et inquiétudes, l’espoir. L’espoir du jour qui renaît. Votre raison raisonnable vous avait bien dit qu’après la nuit viendrait le jour, pourtant dans votre descente vers les ténèbres, votre cœur l’avait oublié, peut-être même en a-t-il douté.

Quand les premiers rayons du soleil glissent de la cime de l’arbre pour baigner enfin votre corps endolori, cette douce chaleur tant attendue vaut les bras d’une mère et vous imprègne de sa puissance de vie. Vous êtes vivant, simplement, essentiellement.

Bien sûr, il peut aussi y avoir des nuages, de la pluie, des orages et des tempêtes mais la promesse solaire ne quittera jamais l’humanité.

Vouloir puissamment éviter l’effondrement, ne doit pas nous empêcher de l’envisager sereinement de manière pragmatique. Bien au contraire, je reste convaincu que d’envisager l’effondrement nous libère de la peur qui en émane et qui fige notre esprit, comme le lapin dans les phares d’une voiture. Je suis persuadé que les solutions que nous développerons pour vivre ou survivre à l’effondrement seront les plus solides constructions qui nous permettrons peut-être de l’éviter.

Par exemple, imaginer un effondrement brutal industriel ou énergétique fait émerger les risques majeurs et en ce qui nous concerne, c’est le risque nucléaire qui prime. Envisager de manière pragmatique les ressources humaines, stratégiques, énergétiques à mettre en œuvre pour arrêter progressivement (plusieurs mois) les 438 réacteurs civils dans le monde, mais aussi les plus de 250 réacteurs nucléaires militaires (propulsion des navire, production de plutonium) et d’autres mal connus, nous donnera à l’évidence des solutions réalistes pour sortir du nucléaire sur un temps plus long.

Un autre exemple, imaginer l’effondrement brutal du système financier mondial et se donner les moyens d’y répondre par des solutions de réorganisation rapide des échanges économiques de bases à l’échelle locale, ce serait aussi trouver des solutions pour nous défaire plus calmement de l’emprise néolibérale.

La rhétorique néolibérale nous a enfermés dans un modèle qui nous imprègne du message : « sans nous, le chaos et le déluge (too big to fail) ». Avoir peur que la lumière s’éteigne, ce n’est que se soumettre à nos peurs d’enfant, à nos monstres. Nous devons pouvoir répondre : « vous nous promettez le chaos et le déluge, pas de problème, on est prêt. »

Mais pour tout cela, nous devons revenir à des solutions pragmatiques, concrètes qui nous permettrons ensuite de pouvoir dire à la population qui n’est pas encore consciente de ses enjeux : « n’ayez pas peur (un Pape l’avait déjà dit), vous allez avoir faim et froid (un autre avait promis du sang et des larmes), après la nuit vient le soleil, des solutions pour attendre le jour existent, les voici ».

Nous devons absolument construire un récit crédible d’une transition même brutale en nous appuyant sur des acteurs déjà existants et nous défaire du syndrome de la Petite marchande d’allumettes.

Pour notre humanité multi séculaire, l’électricité n’a qu’un peu plus de cent ans d’existence dans la conscience humaine et n’a rien d’une fée. Éteignez la lumière, l’électricité a-t-elle disparu ? Il ne faut pas avoir peur que la lumière s’éteigne, il faut seulement s’y préparer, au cas où.

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  1. @ Ruiz, Un savoir c’est l’ensemble des connaissances/informations acquises par une personne ou une collectivité via l’étude, l’observation, l’apprentissage et/ou…

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