Peirera prétend de Antonio Tabucchi *, par Gaëlle Péneau

Billet invité.

Avez-vous lu Peirera prétend » de Antonio Tabucchi ?

Si ce n’est pas le cas voilà une belle lecture pour le mois d’août et un plaisir littéraire à déguster dans un jardin sous l’ombre d’un pommier.

L’action se déroule au mois d’août 1938 à Lisbonne, pendant la guerre civile espagnole et juste avant la Seconde guerre mondiale. Quel rapport me direz-vous ? Oui c’est vrai, quel rapport avec « les temps qui sont les nôtres » ?

Peirera est un vieux journaliste portugais, catholique, veuf et solitaire. Il a passé sa vie à relater des faits divers dans un grand journal puis, sur fond de salazarisme portugais, de guerre civile espagnole et de fascisme italien, il accepte de diriger la page culturelle d’un modeste journal de l’après-midi : le Lisboa.

Mais lui, Peirera, il réfléchit sur la mort, sans qu’il sache vraiment pourquoi. Et sans qu’il sache non plus très bien pourquoi il décide d’embaucher un jeune stagiaire, Francesco Monteiro Rossi, qui vient d’obtenir sa maîtrise de philosophie suite à la soutenance de son mémoire sur la mort, pour qu’il rédige des nécrologies anticipées pour les grands écrivains de son époque.

Peirera affirme qu’il travaille pour un journal libre et indépendant, le lecteur comprend cependant rapidement qu’il se leurre, qu’il ne se rend pas compte que le monde tourne mal autour de lui, qu’il est préoccupé par sa santé et peut-être sa fin prochaine, et que s’il parle quotidiennement avec le portrait de sa femme défunte c’est pour se détacher de ce qui se trame autour de lui et qui est pourtant visible.

La vie quotidienne de Peirera est très monotone, entre son appartement et son bureau, ses déambulations dans Lisbonne éblouie de lumière, de chaleur « et un ciel d’un bleu jamais vu, d’une netteté qui blessait presque les yeux », ses rendez-vous avec ce jeune stagiaire qui rédige des nécrologies « impubliables » selon lui car elles concernent des écrivains engagés, et ses repas faits d’omelettes aux herbes et de citronnades très sucrées.

Le style de Tabucchi est pure merveille et on se prend à même aimer Peirera quand il s’essouffle à monter les trois étages qui mènent à son bureau, en raison de son surpoids, quand il déteste la concierge qui « … doit être une informatrice de la police », et quand il bredouille au père Antonio ses explications sur sa notion de nostalgie du repentir : « … c’est une sensation étrange, qui se trouve à la périphérie de ma personnalité, c’est pour cela que je l’appelle limitrophe, toujours est-il que d’un côté je suis content d’avoir mené la vie que j’ai menée (…) dans le même temps c’est comme si j’avais envie de me repentir de ma vie, je ne sais pas si je me fais comprendre. »

Ce qui touche le lecteur et qui est au centre de l’histoire est la lente prise de conscience de ce vieux journaliste solitaire, prise de conscience dont le jeune stagiaire est responsable bien malgré lui. Monteiro Rossi, on le comprend vite, est amoureux et engagé dans une brigade clandestine du côté des républicains espagnols. Il va, au fur et à mesure de ses rencontres avec doutor Peirera, se confier à lui et lui demander régulièrement de l’aider surtout financièrement. Peirera accepte en marmonnant : « le problème, c’est que vous ne devriez pas vous mettre dans des problèmes plus grands que vous… Le problème, c’est que le monde est un problème et que ce ne sera certainement pas nous qui le résoudrons… ».

A l’occasion d’un séjour dans une clinique de thalassothérapie il rencontre un médecin qui lui rapporte une théorie intéressante de l’âme, sur laquelle il va s’appuyer pour accepter les changements qui se produisent en lui. Il explique cela au portrait de sa femme : « … il paraît qu’il y a une confédération d’âmes à l’intérieur de nous et que de temps en temps un moi hégémonique prend la conduite de la confédération, le docteur Cardoso prétend que je suis en train de changer de moi hégémonique (…) et que ce moi hégémonique changera ma vie, je ne sais pas jusqu’à quel point c’est vrai et, à la vérité, je n’en suis pas trop convaincu, mais bon, patience, on verra bien ».

Je ne vous livrerai pas le dénouement de l’histoire. À vous de le découvrir, lorsque le suspens arrive à son terme.

Je conserverai de ce livre, l’étonnante transmission d’un engagement pour une cause juste par un jeune à un ancien, qui la reçoit, s’en étonne, l’accepte puis s’engage en retour. Cette transmission est possible car elle vient prendre racine sur un terrain déjà fertile en valeurs humaines, celles particulièrement d’honnêteté et de sincérité qui présupposent l’irremplaçable fécondité du doute. Et comme Peirera doute, il agit bien.

C’est ainsi que, tout au long de ma lecture, j’ai souhaité que de telles qualités humaines puissent apparaître et se développer dans les temps qui sont les nôtres afin que Pereira ne se sente plus autorisé à dire « … Le problème, c’est que le monde est un problème et que ce ne sera certainement pas nous qui le résoudrons… ».

* Christian Bourgois éditeur, 1994

 

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