Visitez la France. Ses gares, ses douches, ses pious-pious…, par Un Belge

Billet invité.

Mon Intercité de nuit entre en gare de Paris Austerlitz ce 17 août. Il est 7h00. Je m’extrais de ma couchette, descends du train et tracte mollement ma grosse valise à roulettes sur le quai. Devant moi : 24 heures de flânerie éhontée. La gare elle-même semble ronronner au ralenti. Ah, Paris au mois d’août !

Sur la plateforme, deux enfants martèlent les touches du piano laissé à la disposition des voyageurs. Une voix-robot susurre dans les hauts-parleurs « Attention. Ne laissez pas vos bagages. Sans Surveillance. » L’arme en écharpe sur la poitrine, le béret rouge en biais sur le crâne, trois très jeunes militaires croisent ma route, placides. Mollement, donc, je rejoins le bout du quai n°21, où se trouve le service des toilettes et douches…

Depuis l’année dernière, les choses y ont un peu changé. Le prix de la douche, par exemple, « a bondi pour atteindre les 9,90 € ». La qualité du prestataire, en revanche, « semble avoir connu une croissance négative ». Ainsi, ce matin, l’accueil est assuré laborieusement par un petit bonhomme en t-shirt, s’exprimant par gestes et fragments de mots français.« Português ? », m’enquis-je. « Non, Tunisien », sourit-il.

En patientant, je finis par comprendre qu’habituellement, le petit bonhomme travaille derrière, à l’entretien des cabines, mais qu’aujourd’hui, le caissier n’est pas arrivé… et on lui a dit de faire ce qu’il pouvait pour « relever ce défi ». Le voici donc tout seul pour tout faire. Une file se constitue, pour les douches comme pour les toilettes. Les personnes qui arrivent derrière moi sont perplexes. Un grand type tout en nerfs assène que « c’est une honte pour la SNCF ! ». Moi, j’ai de la chance : il reste une cabine propre.

Par la suite, me renseignant un peu, j’apprendrai que la situation de ce matin-là n’a rien d’exceptionnel : elle est au contraire voulue et organisée par l’employeur. En l’occurrence, pas la SNCF : l’opérateur public s’en lave les mains depuis qu’il a confié, fin 2014, la gestion de nombreuses toilettes de gare à la société néerlandaise 2THELOO. Soucieuse d’appliquer un concept chaleureux, moderne et ludique, celle-ci a immédiatement veillé… à licencier une majorité du personnel pour en réengager un nouveau (sur base de contrats « modernisés » si vous voyez ce que je veux dire).

Mise partiellement en échec par des grèves en janvier 2015, la société a trouvé d’autres astuces… Désormais, à Paris Austerlitz par exemple, le personnel d’entretien a gardé son statut… mais chaque agent de nettoyage se retrouve seul(e) pour gérer la boutique tôt le matin et tard le soir. Deux caissiers intérimaires se relaient, debout 6 heures durant, entre 08 et 20h00 (cela permet de les payer le strict minimum légal). Le reste du temps (de 06 à 08h00 et de 20h00 à minuit, heures où l’affluence reste importante) celui ou celle qui nettoie les cabines est aussi celui ou celle qui encaisse l’argent (et les rebuffades, et les insultes… sans parler des risques liés à l’argent en caisse.)

Lorsque je ressors de ma douche, frais et dispos, à 7h15, la situation du service peut être qualifiée de critique. Le petit bonhomme n’a plus de monnaie… Le prix d’un séjour aux toilettes étant de 0,70 €, c’est embêtant. Par ailleurs, les douches ne sont définitivement plus accessibles puisque l’unique « technicien d’entretien » disponible est précisément à la caisse, baragouinant ce qu’il peut face à huit personnes qui s’impatientent. (Passons sur les dysfonctionnements des portes automatiques.)

Comment s’en sortir ? Une dame a la solution : « Vous voulez que je tienne la caisse pendant que vous allez nettoyer ? » – « Non, non ! », dit le petit bonhomme qui referme fébrilement son tiroir caisse sur ses dernières piécettes. La dame conclut amèrement : « De toute façon, tout va à vau l’eau, avec la politique qu’ils mènent !  » Et de regretter un temps, pas si lointain, où le service fonctionnait avec plusieurs employées sympathiques. Oui, souvenez-vous : cet âge d’or où l’on était sous-payé à plusieurs.

A vau l’eau, donc : c’est le cas de le dire. Voyant la file enfler, le petit bonhomme s’épuiser et s’énerver à coup de « Désolé! Pas possible !« , je lui propose d’écrire un mot à mettre en évidence, pour éviter d’avoir à réexpliquer à chaque fois la même chose à tout le monde. Il accepte. Et là, sur une feuille blanche, j’écris « DOUCHES. DELAI D’ATTENTE ». Et je ne peux pas m’empêcher d’ajouter malicieusement : « COMPRESSION DE PERSONNEL ». Histoire qu’on râle au moins sur quelqu’un d’autre que sur celui qu’on a envoyé seul au casse-pipe.

Et puis je m’en vais. Il est alors 7h20. Je ne le sais pas encore, mais il reste au petit bonhomme 40 minutes à tenir, avant l’arrivée du premier caissier, à 8h00… Et ce sera pareil demain, et ainsi de suite, chaque jour, jusqu’à peut-être se faire défoncer la figure par un voyageur enragé. C’est là, dira-t-on, le prix à payer pour « un accueil client de qualité » et « une propreté irréprochable de l’espace et des équipements », assurée par « un nettoyage en continu » (sic).

Retraversant la gare, je laisse mes yeux glisser sur d’autres files de consommateurs pressés, sur d’autres comptoirs tenus par d’autres petits bonhommes aux abois, gardiens héroïques du tiroir-caisse. Avant de rejoindre l’air libre (et toxique) de la Plus Belle Ville du Monde, l’un des nombreux écrans d’information capte mon attention : « Bienvenue en gare 🙂 Attentifs ensemble. 7 consignes à respecter… «  Puis le retour de la voix synthétique : « Attention. Ne laissez pas vos bagages. Sans surveillance. »

Sous le porche, revoici mes trois jeunes bérets rouges, pris à partie par un soixantenaire délirant au verbe tranchant, qui leur cause de Mai 68, de l’Algérie Française, de Napoléon ou des trois à la fois. Un peu désemparés, les pious-pious ! Le chef a le regard tendu. Pas sûr que ce type de situation soit répertorié dans le Manuel.

Avant d’affronter le métro, je me dis que la dizaine de jours que je viens de passer loin des villes, déconnecté de tout ou presque, m’aura procuré une dose salutaire de détachement et un minimum de sens de l’humour. Voilà qui n’est pas superflu, aujourd’hui, pour rester ou pour redevenir un être humain, à Paris, Bruxelles, Rome, Zurich, Francfort… dans ces villes que le monde entier nous envie, au coeur de notre belle, triomphante, radieuse modernité.

Car, vous le savez, ami lecteur, ce qui se joue en France se joue partout ailleurs. Et toute cette absurdité et cette injustice, ce n‘est pas la faute des Néerlandais, des Tunisiens, des Français, des Belges, des Grecs, pas même la faute des Allemands ou des Américains ! Et ce qui importe, dans cette histoire, ce n’est pas de confier à des Français l’entretien des douches françaises… Non non, c’est plus compliqué. Renseignez-vous : lisez, interrogez, parlez avec ceux et celles qui vous entourent. Demandez-vous qui gratte le fond de la cuvette, qui tire la chasse, et qui perçoit le droit d’entrée…

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