Effondrement versus mutation (II), par Michel Leis

Billet invité. Suite de Effondrement versus mutation (I).

Il ne faut pas imaginer les scénarios de mutation comme un complot décidé en haut lieu par une oligarchie soudain consciente des nécessités du changement. C’est juste la convergence de décisions isolées, certaines sont dictées par une culture commune, d’autres par des impératifs qui finissent par s’imposer au plus grand nombre, d’autres encore obéissent à une logique et à des objectifs qui n’ont rien à voir, mais qui contribuent néanmoins à cette mutation du système, enfin, la frange la plus avancée du capitalisme voit dans le changement une opportunité de pérenniser et d’accroître les profits. On est au cœur de cette logique du « il fallait se dépêcher de tout changer afin que rien ne change » qui était au cœur de mon premier essai[i], ces bouleversements en profondeur qui accompagnent des décisions qui ne sont pas forcément coordonnées ou concertées. La convergence de décisions isolées laisse intact le double questionnement évoqué dans la première partie de ce billet. Comment réduire la consommation des individus ? Comment obtenir le consentement de la majorité des citoyens à une réduction subie ?

Le premier comment se joue sous nos yeux. Il s’agit de réduire drastiquement la consommation des ménages. L’épisode grec qui a occupé le devant de l’actualité ces derniers mois nous en donne un avant-goût. L’impossible remboursement de la dette grecque aura été le prétexte pour réduire massivement le pouvoir d’achat des ménages, installant durablement une partie de la population dans la consommation de survie. Beaucoup d’autres pays en Europe sont dans l’incapacité de faire face à leurs dépenses courantes et de dégager un excédent primaire[ii]. À la faveur d’un regain de la crise, ils pourraient se voir imposer des cures d’austérité similaires à celles qu’a subies le peuple grec au nom d’une orthodoxie financière dogmatique.

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Données 2013 – Source OCDE

D’ores et déjà, la réduction continue des moyens de l’État se traduit par une contribution accrue des citoyens dans des domaines qui étaient autrefois du ressort de la solidarité nationale, d’assurances collectives et de budgets sociaux : santé, retraite, éducation… C’est un phénomène d’érosion lente, perceptible uniquement sur des périodes longues, depuis le début des années 2000 la santé et l’éducation augmentent bien plus rapidement que tous les autres postes de dépenses.

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Évolution comparée des principaux postes de dépenses dans le budget des ménages – Base 100 1960 – Source INSEE

Dans le même temps, une part grandissante de sa consommation se fait par abonnement à des services immatériels (communication, internet, TV, jeux) tandis que le renchérissement de certains biens (l’immobilier en particulier lors de la bulle des années 2000) a entraîné une diminution du revenu arbitrable des ménages[iii]. Le discours sur la compétitivité justifie à intervalle régulier la signature de pactes du même nom qui entérinent des « sacrifices librement consentis » pour maintenir l’emploi en France. Peu à peu la classe moyenne et la classe populaire convergent vers une consommation minimum, entre ce qui est nécessaire pour la survie, l’accès à la communication et au robinet à image. On se rapproche d’un mode « du pain et des jeux », des jeux où sont offerts à quelques candidats la possibilité de s’abstraire un instant de leur condition, version remaniée d’un ascenseur social qui n’existe plus.

On aurait tort pourtant de limiter la réduction de la consommation des ménages à cette érosion plus ou moins rapide de leur pouvoir d’achat effectif. D’autres actions sont en cours, apparemment dictées par des objectifs plus louables. Le monde politique semble prendre conscience des enjeux du réchauffement climatique et propose des mesures réellement contraignantes. En cela, il rejoint les intérêts de la frange la plus dynamique du capitalisme, celle qui a déjà investi dans des produits ou des services plus « écologiques ». À l’offre de produits plus économes en énergie, mais aussi plus onéreux, répondent des normes de plus en plus strictes. Bientôt, seuls ces produits seront disponibles sur le marché, ils seront de moins en moins accessibles aux classes moyennes et populaires. L’étape suivante pourrait bien être l’interdiction pure et simple de produits ne répondant pas à ces normes. Nous en avons déjà un avant-goût avec l’interdiction de circuler dans les grandes villes allemandes pour les véhicules les plus polluants. Les péages urbains qui existent dans d’autres grandes villes européennes (Londres, Milan, Oslo…) pourraient s’étendre et rendre impossible la possession d’un véhicule individuel. Demain, d’autres produits qui ne répondent pas aux normes les plus sévères seront interdits. Des normes énergétiques croissantes seront imposées aux logements, créant un marché à deux vitesses où les prix d’un bien immobilier seront déterminés par la conformité aux normes. Une partie de la classe moyenne verra fondre son patrimoine[iv] sauf à s’engager dans des travaux très onéreux et à souscrire de nouveaux crédits. Sur le fond, de telles mesures sont compréhensibles, voire souhaitables, mais l’essentiel de la discrimination se construit sur le prix. Les rares aides accordées sont insuffisantes et elles risquent d’être remises en cause par les politiques d’austérité. L’inflation revient subrepticement par la substitution de produits, elle a évidemment un fort impact, recourir au crédit pour maintenir une consommation dans les normes renforce la dépendance et diminue encore un peu plus le revenu arbitrable.

L’apparition d’offres alternatives à bas coût maintient l’illusion qu’il existe encore des degrés de liberté. Le train devient trop cher, les autocars offrent avec la libéralisation des transports des alternatives meilleur marché. Un peu partout se développe une économie où de nouveaux acteurs proposent des services déjà proposés par des acteurs traditionnels à des prix moindres, le plus souvent en faisant fi de toutes règles sociales ou des contraintes réglementaires. Les grandes entreprises investissent dans les services par abonnement ou payés à l’usage qui deviennent la seule alternative pour une part grandissante de la population.

Retrouver un équilibre budgétaire en réduisant les dépenses de l’État, prendre en compte le réchauffement climatique par des politiques plus contraignantes. Deux objectifs sans lien, pas forcément défendus par les mêmes personnes, mais qui convergent vers un même résultat : l’étau se resserre. Dans un tel scénario, entre la hausse des prix de certains biens, la contribution grandissante qui leur est demandée sur des services autrefois publics, la classe moyenne ne peut plus être le moteur de la croissance. La consommation de masse va se réduire progressivement à quelques biens indispensables, nourriture, habillement. La consommation de service va supplanter celle de biens matériels, devenus inaccessibles. Ne pouvant plus compter sur la consommation de masse pour créer des marges, c’est dans le haut de gamme que la valeur se créera pour l’industrie. La finance va supporter le développement du marché des services, en particulier la location et les abonnements en pleine expansion. Bénéfice secondaire d’un tel scénario, une diminution de 20 ou 30% de la consommation des classes moyennes peut donner des perspectives de prolongation des ressources, surtout si les éléments matériels sacrifiés sont les plus énergivores.

Le consentement des individus à ce recul social et matériel semble difficile à obtenir. Mais la machine médiatique est sous contrôle. Les grands prêtres d’une religion féroce trouvent dans les grands médias des relais fidèles de leurs discours. Force est de reconnaître que cela fonctionne. Le peuple grec après le sursaut du vote « Non » au référendum n’est pas descendu dans la rue au lendemain de l’accord de Bruxelles. Les débats sur les différentes régressions sociales un peu partout en Europe mobilisent peu de monde, chaque mesure entérine pourtant une fragilité accrue, une perte de marge de manœuvre. Les rapports de forces fondés sur la dépendance sont redoutablement efficaces. Les remettre en cause, c’est prendre le risque de voir le cordon débranché, de glisser vers l’inconnu, de basculer dans l’exclusion.

La religion féroce qui nous gouverne a ses grands prêtres, elle a son peuple élu, elle a ses fidèles, elle a aussi ses mécréants. Ceux qui n’ont pas la volonté de suivre les règles de la religion féroce seront peu à peu exclus d’une société où seule la communion dans la foi et le statut de salarié permettront de survivre plus ou moins décemment. Pour les exclus de fait du système, il ne restera à terme que des formes diverses de charité. Charité privée, laissée à l’appréciation, voire aux lubies de quelques milliardaires. Charité d’État, sous forme d’un revenu minimum garanti qui présente l’avantage de pouvoir réduire drastiquement les règles qui régissent les transferts sociaux. Une redistribution simple et basique de type revenu minimum, voire un revenu universel se substitue aux aides antérieures. Un tel type de redistribution entérine aussi la disparition du travail et achète la paix sociale en créant des relations de dépendance forte, vecteurs de rapports de forces toujours plus prégnants. On est dans un scénario de réduction du périmètre de l’État central, la richesse se concentrant dans quelques îlots alors qu’une majeure partie du territoire part à vau-l’eau. L’État se contente de fixer les règles dans un certain nombre de domaines et d’assurer l’ordre, il n’a plus de politique dans le domaine social, il privatise une bonne part de ce qui était avant les services publics, éducation, santé.

À force de régressions sociales, même introduites progressivement, il y a un risque que la population exprime son mécontentement de manière violente. C’est là que l’extrême-droite pourrait être le meilleur allié des élites dans un scénario de mutation. Le discours populiste à fort contenu social qu’elle tient ne doit pas faire illusion. L’extrême-droite a une vision extrêmement hiérarchisée de la société, tout à fait en phase avec le darwinisme social et elle déteste le désordre. Le discours d’extrême-droite a toujours justifié la position des chefs, de ceux qui ont réussi, sauf pour quelques boucs émissaires désignés à la vindicte publique. Elle pourrait être le pouvoir de demain qui impose l’ordre à la population et se substitue à une démocratie incapable d’obtenir le consentement des individus. Aux rapports de forces fondés sur la dépendance s’ajouterai la version plus traditionnelle, l’accumulation de moyens de coercition pour imposer si nécessaire un ordre social qui veut perdurer à tout prix.

Reste que nous ne sommes pas dans le cadre d’un plan, mais bien dans un ensemble d’actions et d’initiatives non coordonnées prises en vue de préserver l’existant. Or les élites ne sont pas un ensemble aussi uniforme que nous voudrions bien vouloir le penser. Toutes n’ont pas la même vision des actions à mener pour préserver l’existant. Si la croissance n’est plus au rendez-vous, on peut aller la chercher dans de nouveaux eldorados où il y a une clientèle avide de consommer, quitte à laisser s’appauvrir ou s’installer le désordre social dans des régions entières du monde qui ne présente plus d’intérêt. L’apparition d’énergies fossiles non conventionnelles leur paraît être de nature à évacuer le problème de l’épuisement des ressources[v]. Quant au réchauffement climatique, le problème est simplement mis de côté (les riches auront les moyens de se protéger) ou tout bonnement nié, après nous le déluge… Derrière ces visions contradictoires se joue une bataille silencieuse dont l’issue reste incertaine, conditionnant pourtant le type de scénario vers lesquels nous allons, épuisement complet des ressources ou nouvelles conditions de partage où les dominants resteront les dominants et prélèveront la même part qu’auparavant dans un festin beaucoup plus petit.

On ne peut pas totalement écarter un scénario apocalyptique, mais je crois pour ma part à un scénario de mutation. Ce que nous vivons comme des crises ou des accidents de parcours sont autant d’opportunités pour accélérer cette mutation. À l’occasion d’une phase aiguë, le problème de la dette des États servira de prétexte à des cures d’austérité drastique. Comme l’a montré la crise grecque, les classes moyennes et populaires paieront le prix fort. Le ralentissement de la croissance conjugué avec l’automation pourrait établir durablement les taux de chômage à 25 ou 30%, les individus renvoyés à des systèmes de charité n’auraient pas d’autre choix que d’être dans une consommation de survie. Une ou deux catastrophes climatiques majeures permettraient de monter la barre pour les normes environnementales. Les pays les plus pauvres n’auraient pas d’autres choix que de suivre les conditions imposées par l’Occident. Reste le cas des BRICS, mais leur autonomie est de façade, ils ont trop fondé leur développement sur l’exportation pour ne pas être eux même victime d’une crise majeure en Occident. D’autres scénarios plus dramatiques peuvent conduire au même résultat, en particulier quelques guerres locales dans des régions peuplées du globe, l’Inde et le Pakistan sont des bons candidats, mais ce ne sont pas les seuls.

Des efforts il faudra en faire beaucoup, on ne peut continuer à épuiser les ressources, à soumettre notre environnement à des contraintes insupportables. À l’heure où le système doit nécessairement changer, la question fondamentale porte sur la nature du changement et la manière dont l’effort sera partagé. Une mutation du système qui préserverait la structure du système en l’état, qui ferait porter l’effort sur les 99% de la population n’est tout simplement pas acceptable. Dans le même temps, pour reprendre la citation d’Élisée Reclus : « qu’il n’imagine point résoudre la moindre question par le hasard des balles ». Changer de manière solidaire et organisée, c’est un combat qu’il faut mener dans les urnes et les médias.

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[i] « Crises économiques et régulations collectives – Le paradoxe du guépard »

[ii] Un excédent des recettes sur les dépenses avant paiement des intérêts de la dette

[iii] Cf la série de billet sur la disparition de la classe moyenne (1, 2, 3 & 4) que j’ai publié l’an dernier dans le blog

[iv] Piketty insiste sur la notion de classe moyenne patrimoniale qui constitue une véritable spécificité par rapport aux périodes précédents

[v] Une étude publiée en mai par le gouvernement Obama semble démontrer que le pic de production serait très rapidement atteint pour les pétroles non conventionnels.

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