Suite à la présence d’une personne suicidaire…, par Un Belge

Billet invité.

Le train que j’ai pris cet après-midi pour traverser la Wallonie avait 45 minutes de retard. Rien d’inhabituel sur les lignes de la SNCB (Société Nationale des Chemins de fer Belges), société publique moribonde, lentement transformée en cadavre par d’impitoyables coupes budgétaires, et vouée à une privatisation rampante.

Mais ce qui est plus inhabituel, c’est le motif du retard, annoncé par notre chef de train : Mesdames et Messieurs, notre train est immobilisé en Gare de Namur suite à la présence d’une personne suicidaire entres les gares de Floreffe et Flawinne. Nous vous tenons informés de l’évolution de la situation.

Une rumeur de réprobation court soudain parmi les passagers (en majorité des étudiants) dont les correspondances, le retour à la maison et l’après-midi entier se trouvent perturbés. Chaque soupir exaspéré signifie : « Pourquoi est-ce que ça m’arrive à Moi ? Pourquoi est-ce que ce malade vient m’emmerder, MOI ? » Et la rumeur renaît à plusieurs reprises, au fil des annonces du prolongement de l’arrêt en gare.

Naturellement, il m’est arrivé aussi de réagir ainsi, notamment dans le métro parisien où ce genre d’événement n’est pas rare. Cependant, cet après-midi, le chômeur vagabond que je suis n’est pressé par rien. Je peux donc tranquillement rester assis sans enrager. C’est le précieux (et intolérable pour certains) privilège des sans-emplois.

Dans ce moment suspendu, me vient alors une pensée pour une personne de ma connaissance qui, un soir, s’était aventurée ainsi, sur les voies ferrées proches de sa maison. Elle était aux prises avec une dépression sévère, en partie causée par une situation professionnelle toxique et anxiogène. Je m’avise qu’elle aussi, peut-être, à son insu, a pu déranger les passagers pressés d’un train.

Me revient aussi en mémoire un adage africain, lu je ne sais où : « Chez nous, quand une personne est malade, on dit que tout le village est malade ». Sans doute faudrait-il élargir le propos et dire « Sur cette Terre, quand une personne est misérable, tout le monde est misérable ». C’est alors qu’on pourrait parler de « village mondial ». Les autoroutes de l’information seraient devenues des autoroutes du coeur. Nous pourrions dire que nous sommes véritablement connectés.

Bien sûr, ce type de rêverie-là appartient à un autre univers que le nôtre. C’est le genre de considérations naïves qui peut nous venir à l’esprit uniquement quand le train est à l’arrêt, – c’est-à-dire quand la course toujours recommencée de chacun vers son gagne-pain (et ses chimères) est suspendue ; quand un espace est libéré pour l’inépuisable imagination qui est en nous, maintenue sous cloche le reste du temps.

J’ignore ce qu’il est advenu, cet-après-midi, de la « personne suicidaire » entre Floreffe et Flawinne. J’espère que ceux ou celles qui l’ont recueillie n’étaient pas trop pressés de rentrer ou de finir un autre travail urgent. J’espère qu’on n’aura pas voulu lui faire subir un interrogatoire serré pour faire rentrer rapidement son histoire dans les cases et les menus déroulants d’un logiciel.

Par-dessus tout, j’espère qu’elle a pu trouver face à elle des êtres disponibles, capables d’envoyer au diable leurs procédures, leurs objectifs, leur ordre du jour. Et j’espère qu’il en sera de même pour nous tous, voyageurs incertains, la prochaine fois que nous serons perdus.

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