Récits vénitiens des tristes temps anciens, par Jacques Seignan

Billet invité.

La montée du niveau des océans, comme prévu et malgré toutes les digues érigées, provoqua la fin de Venise,  engloutie sous les eaux. Dès que le niveau moyen de la mer dépassa de quelques mètres celui du XXème siècle, tout s’effondra, aucun bâtiment ne résista. Sur l’ancienne lagune, à peine quelques monticules émergés à l’emplacement de ses plus grands monuments, tels la basilique Saint-Marc ou le Palais des Doges, pouvaient rappeler cette grandeur évanouie. Une des merveilles du monde, fruit d’efforts étalés sur près d’un millénaire disparut… C’était évidemment inéluctable – car même Stonehenge ou les pyramides d’Égypte seront effacées du monde par l’érosion – mais ce fut brutal et prématuré, du moins à l’échelle des civilisations humaines.

Sur un autre continent, à Las Vegas dans le Nevada, une petite reproduction laide et kitsch de Venise avait été faite avec des canaux, la place St-Marc et son campanile… pour faire rêver de pauvres chercheurs de dollars aléatoires dans des casinos extravagants. Aurait-t-elle au moins survécu au milieu du grand continent nord-américain, pour malgré tout donner une vague idée de son modèle ? Non, car cette cité en plein désert finit elle aussi par disparaître : le lac artificiel Mead construit grâce au barrage Hoover sur le fleuve Colorado en 1935 qui l’alimentait n’arrivait plus à se remplir ; il se tarit comme annoncé vers 2021 (1). Les sécheresses croissantes dans le sud-ouest des États-Unis avaient eu raison du fleuve qui n’arrivait même plus à l’océan : une synergie infernale entre le réchauffement climatique et l’exploitation intensive de ses eaux, non seulement pour l’irrigation mais souvent pour le plaisir de vertes pelouses, pour des golfs ou pour une ville dédiée au tourisme du jeu. On essaya bien des solutions pour sauver Las Vegas mais on dut se résigner : aucun sorcier n’a jamais pu faire pleuvoir. Et ce ne fut même pas ces extravagances comme la reconstitution d’une petite Venise qui fut la cause de ces pénuries ingérables car les eaux de la fausse lagune étaient recyclées en circuit fermé, tout comme celles utilisées dans les jeux d’eau d’autres palaces-casinos. Son défi dans le court terme pour offrir des rêves d’argent était indissociablement lié à un déni des conditions écologiques à long terme : en cela, Las Vegas était en quelque sorte un fleuron de la civilisation ultralibérale dont un des fondements était le casino financier avec des paris, des gros revenus obtenus sans travail ni impôts, pour un nombre extrêmement réduit de parasites « parieurs ». Un processus de concentration de richesse y était à son comble puisque une fortune gagnée aléatoirement par un joueur impliquait des pertes pour la majorité des autres joueurs et des gains substantiels les organisateurs de ces machinations. Jusqu’au bout la plus grande ville du Nevada aura cru en sa « formule magique » : « Plus de visiteurs, plus d’habitants, plus de profits« .

Bâtir une ville en plein désert est un noble défi humain et bien des civilisations exprimèrent leur grandeur par des travaux hydrauliques impressionnants. De la Perse antique qui inventa les jardins irrigués (d’où l’origine avestique du mot ‘paradis’) aux Khmers et leur immense système artificiel de lacs et canaux d’Angkor, en passant par les Romains et leurs aqueducs apportant l’eau au milieu de leurs villes. Las Vegas aurait pu représenter ce genre de défi s’il n’avait été réduit à des spéculations inutiles. La ville fut donc abandonnée au milieu de son désert, et ses ruines sont balayées par les vents ; les restes de la réplique de Venise surplombent des canaux sans eau, emplis de sables et de gravats …

Or un étrange jumelage (involontaire) eut lieu entre Venise et sa petite reproduction américaine. Récemment on a retrouvé le moyen de lire de vieux fichiers numériques et des photographies de l’antique Venise sont ainsi réapparues. En particulier, celles du grand photographe italien Gianni Berengo Gardin (2) qui furent tout d’abord prises pour des photomontages dans l’esprit surréaliste : on y voit en effet d’énormes paquebots, incongrus en plein milieu de la ville. Mais des historiens ont confirmé qu’il n’y avait malheureusement nul trucage ; l’artiste avait photographié la réalité (en noir et blanc) afin de la dénoncer (3) : contre toute raison, contre l’intérêt même de ses habitants et de ses visiteurs, les tour-opérateurs, croisiéristes et autres voyagistes – soutenus par des édiles stipendiés –, étaient arrivés à imposer que ces horribles hôtels flottants, malgré tous les risques, urbains et environnementaux, malgré la mise en danger et les dégradations d’un patrimoine culturel commun à l’humanité, puissent s’approcher au plus près (4). Une agression contre la culture, la beauté et l’histoire d’une ville unique. Comme dans une réplique fortuite mais cohérente avec la construction d’une fausse Venise à Las Vegas, on faisait venir en plein centre de la cité lacustre ces monstres flottants, des buildings mastoc dont les décors et le style intérieur étaient par ailleurs un parfait décalque des complexes hôteliers de Las Vegas. Pour mettre fin à ce viol de Venise une simple interdiction suffisait ; elle ne fut guère immédiate (5).

Ces récits parallèles illustrent parfaitement les échecs dramatiques du Temps de l’Ultralibéralisme triomphant durant lequel jamais aucun problème ne pouvait être résolu, même par une solution aussi simple qu’une interdiction, puisque chaque fois que le moindre intérêt commercial, marchand ou financier était en jeu, il était absolument exclu d’interdire ou même de contrôler quoique que ce soit, même si la nécessité en était évidente et urgente ; une infime minorité – dépourvue du sens de toutes valeurs –, ne voulait accepter aucun frein à sa soif de l’or, et pour eux c’était vraiment « après nous, le déluge ». L’intérêt général était devenu une idée à bannir – et subversive. À présent que nous sommes libres, ce système de prédation féroce ayant implosé, cette époque ancienne et sombre parait à ceux qui l’étudient absurde et presque incompréhensible.

Les Hommes ne laissèrent aucune chance à ces deux cités menacées : la glorieuse Venise fut submergée par les flots ; l’éphémère capitale de jeux, par les sables.

Photographie d’Andrea Pattaro : le paquebot ‘MSC Magifica’ dans les eaux de la lagune vénitienne, en février 2010

Un lotissement à Las Vegas ; Photos aérienne pour comprendre l’empreinte humaine

Ci-dessous, trois  phototographies de Venise par Gianni Berengo Gardin pour la « Republica »:


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(1) – Sur Las Vegas, le lac Mead et le Colorado : Las Vegas la pécheresse assoifféepar G.Dupont, Le Monde, 09.04.2008

« C’est la construction du barrage hydroélectrique d’Hoover sur le fleuve Colorado, achevé en 1935, qui a entraîné la création du lac [Mead] et permis le développement de Las Vegas. Mais aujourd’hui le providentiel château d’eau est à moitié vide. A ce rythme, l’une des deux conduites qui approvisionnent la ville sera bientôt inutilisable : son entrée va se retrouver au-dessus de la surface du lac en 2010. (…) Le puissant Colorado est mal en point. Chaque année, au printemps, sous l’effet de températures toujours plus élevées, la neige des montagnes rocheuses s’évapore au lieu d’alimenter le fleuve. La sécheresse dure depuis huit ans. Une étude publiée le 12 février par des chercheurs du centre Scripps d’océanographie de San Diego estime à 50 % les chances pour que le lac Mead s’assèche complètement d’ici à 2021.Et pendant que le lac se vide, Las Vegas grossit à un rythme ahurissant : 8 000 nouveaux arrivants s’installent tous les mois, un record aux États-Unis. Les lotissements neufs dévorent la vallée. (…)
Ralentir la croissance de la ville n’est même pas envisagé. « Quiconque préconise cette solution est marginalisé », affirme Jeff Van Ee. (…). Elle croit toujours en sa « formule magique » : « Plus de visiteurs, plus d’habitants, plus de profits », résume Launce Rake. (…) Le monde aurait tort de croire que Las Vegas est une anomalie, une pécheresse assoiffée née par accident du désert, qui doit retourner au désert, disent ses habitants. « Ce qui nous arrive va arriver très vite à d’autres », prévient Patricia Mulroy. Le Colorado faiblissant approvisionne 30 millions de personnes dans tout le sud-ouest des Etats-Unis. A ses voisins, Las Vegas envoie un message : l’Ouest américain doit d’urgence se préparer au manque d’eau »

(2) – La censure de l’exposition de Gianni Berengo Gardin : la représentation des monstres marins irrite le maire de Venise !

« Venise dit non aux géants de la mer. Mais pas à ceux qui passent impunément tous les jours dans la lagune en surgissant comme des immenses immeubles mobiles de vingt étages sur le canal de la Giudecca, en frôlant la place Saint-Marc. Les monstres bloqués sur décision du maire de la ville sont ceux que le photographe Gianni Berengo Gardin a voulu raconter en images pour représenter, dit-il, un phénomène qui est une vraie violence pour la cité lagunaire ».

(3) – La bataille de Venise contre les paquebots monstrueux par Marie-Paule Nougaret, Reporterre

(4) – Lire aussi le site italien (version en français) du comité anti grands navires «comitato no grandi navi»

NB : « Rappelons une fois encore que toutes les compagnies de croisières qui opèrent à Venise, sont déclarées dans des paradis fiscaux et qu’aucun impôt n’est payé en Europe par ceux qui utilisent optimisation fiscale et corruption comme des outils de production industrielle. »

(5) – Janvier 2015 : toujours rien, les grands paquebots restent toujours autorisés!

« Les juges] ont par ailleurs considéré que la limitation du trafic ne peut être imposée tant qu’une solution alternative n’existe pas pour les compagnies. »

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