Qui étions-nous ? Les rives du Vincin (II) Indigènes et intrus

Plus avant, à mi-promenade vers Conleau, le paysage porte encore la trace de l’incendie qui l’a ravagé il y a quatre ou cinq ans. La plupart des pins qui se trouvaient là ont brûlé. Quelques troncs partiellement calcinés subsistent, témoignant du sinistre.

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Dès l’année suivante, de jeunes pins, d’un beau vert très tendre, émergèrent de la cendre et à l’hiver dernier, le sol s’était à nouveau couvert d’une multitude de petits pins, hauts de près d’un mètre, rivalisant pour une place au soleil avec les bruyères ou les sicots (ajoncs) et genêts qui mêlent leurs fleurs papilionacées aux nuances de jaune quasi identiques.

Mais là tout à l’heure, tout avait bien changé : les jeunes pins avaient tous disparu et certainement pas de manière accidentelle car des traces au sol signalaient une activité humaine intense.

Les instances supérieures ont donc décidé de se débarrasser de l’intrus : le pin maritime introduit en Bretagne au milieu du XIXe siècle [1]. Place restituée aux indigènes : sicots, genêts, bruyères, fougères, pour reconstituer la lande bretonne. Elle est bien loin, l’année 1927, quand C. Robert-Müller se plaignait devant l’Association de géographes français qu’en Bretagne, « la part des résineux [demeure] presque partout insignifiante ; même dans le Morbihan elle n’excède pas 3/10, ce qui correspondrait à quelques 5.000 hectares seulement. » [2]

Parviendra-t-on à éliminer le pin de Bretagne ? Je ne pense pas que l’on dispose ni des fonds, ni de l’énergie nécessaires pour le faire. Je sais aussi que si l’on s’avisait de vouloir abattre les pins à la pointe er Hourel, au bout de la plage de Saint-Pierre à Locmariaquer, j’irais me battre pour qu’on les y laisse. Je dirais que, lande ou pas lande à qui rendre ses droits, ce bosquet de pins est un amer bien utile pour les navigateurs et que l’on mettrait en danger la vie d’innombrables marins si l’on s’avisait de le supprimer. La bonne foi ne m’étoufferait pas sans doute, mais à la guerre comme à la guerre !

Est-ce plus beau ainsi, sans les pins ? Pas à mon humble avis. J’ai passé les vacances de mon enfance à Sables-d’Or-les-Pins, dans les Côtes-du-Nord comme on disait à l’époque – devenues par la grâce du poète, Côtes-d’Armor, et la petite station balnéaire était certainement autrement charmante que ne l’eut été Sables-d’Or-la-Lande. Mais bien moins authentique nous fait-on comprendre aujourd’hui.

En fait, tant que le pin était utile pour faire du bois à étançonner les mines du Pays de Galles, on ne lui connaissait que des vertus, mais depuis qu’il ne sert plus qu’à faire soupirer d’aise « les tourisses », comme on disait ici autrefois avec l’accent du coin, par son « usage paysager », le pauvre se voit accabler de tous les vices.

Question plus essentielle encore, cela a-t-il un sens de toute manière de remplacer la pinède par de la lande, quand on sait que la lande elle-même était l’aboutissement de la déforestation qui débuta au Moyen âge et dont les Bénédictins furent le fer de lance : « … de riches moissons remplacent les marais, et les bois sauvages s’éclaircissent et disparaissent », écrivait encore avec enthousiasme en 1902 le Comte Élie de Palys [3].

Jean Mahaud expliquait en 1998 que « dans les régions aux sols les plus ingrats, comme d’ailleurs sur les côtes exposées au vent, la lande existait à l’état naturel constituant à ce titre un fort bel exemple de ce que nous pourrions désigner sous le terme de landes primitives. » Si l’on comprend bien, elles ne sont donc « landes » que faute de mieux or… puisque le pin maritime ne se laisse pas personnellement aisément impressionner… Une autre remarque du même auteur nous fait penser qu’il s’agit peut-être sur cette question de « landes primitives », avant tout d’une question de goûts et de couleurs : « le Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres et d’autres parties prenantes de l’aménagement rural [pensent] que le retour des landes sur certains sites soit une solution à privilégier. La complexité des enjeux culturels et la diversité géographique et écologique des sites concernés laissent à penser que la politique forestière du Morbihan s’orientera en direction non pas d’un seul scénario mais de plusieurs traduisant différentes conceptions de l’identité des paysages du département. »

Que vaut en soi d’ailleurs, l’idée qu’il y aurait dans un paysage, des indigènes bienvenus et des intrus priés de débarrasser le plancher ?

La question me semble a priori suspecte si l’on pense à la prolifération du vivant. Pensons seulement aux migrations dont mon jardin est, au fil des ans, le très modeste théâtre. D’où viennent ce printemps toutes ces hyacinthes sauvages ? Voyez comment les marguerites ont colonisé la bordure de muscaris et le pied des rosiers ! Ah ! mais que vois-je ? Wikipedia me met précisément en garde contre les marguerites, je cite : « Attention : dans les terrains propices, cette plante devient vite très envahissante. » Enfer et damnation ! la marguerite en tant qu’espèce, sous son air innocent (encore que… « en effeuillant la marguerite… »), est semblable à la nôtre : « envahissante ! ». Adieu beaux rêves d’environnements stabilisés une fois pour toutes dans leur « authenticité première » !

Mais qu’est-ce vraiment que cette « authenticité première » ? À quelle époque régnait-elle ? Si c’est d’avant le genre Homo, il s’agit carrément d’un bond en arrière de 2,8 millions d’années à réaliser d’un seul coup ! Une conversation que j’ai eue récemment avec un chercheur américain est édifiante à ce sujet. Il m’expliquait les vains efforts de son père, chargé par les autorités de son pays de reconstituer dans les Grandes plaines, leur paysage « authentique », fait de bisons et de marmottes, appelées là-bas « chien de prairie ». Il a fallu créer pour ces sympathiques rongeurs, des terriers artificiels, parce que, à nouveau lâchés dans la nature, ils ne s’avisaient guère d’en creuser. Ceux qu’on leur fit, ils ne les trouvaient pas à leur goût, et il fallut les y enfermer d’autorité pour qu’ils se mettent enfin à percer des tunnels qui leur conviennent davantage. Ensuite les bisons n’ont pas assez brouté et il a fallu hanter cet environnement redevenu à grand-peine, « naturel », de la clameur odieuse de tondeuses industrielles ! Conclusion du père de mon ami : la présence de l’homme fait partie de l’environnement naturel, c’est seulement quand il se conduit comme un malpropre qu’il conviendrait d’y remettre bon ordre.

Quoi qu’il en soit, l’humain fait ici, dans cette pinède incendiée des rives du Vincin, un effort louable pour cacher sa venue et en effacer les traces. Mais, question qui se pose hélas aujourd’hui, ne suffirait-il pas, pour aboutir au même résultat, de laisser au temps, un peu de temps ?

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[1] Jean Mahaud, « Les paysages forestiers du Morbihan : du recul à la reconquête », Le Courrier de l’environnement n°34, juillet 1998

[2] C. Robert-Müller, « Le pin maritime en Bretagne : son rôle économique », Bulletin de l’Association de géographes français, Année 1927, Volume 4, Numéro 17, pp. 53-56.

[3] Comte Élie de Palys, 1902. Association bretonne d’agriculture, p. 19

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