Ça sert à quoi les maths, M’dame, ça sert à rien, les maths !, par Isabelle Joly

Billet invité.

La porte du tram s’ouvre et elles entrent en poussant un fauteuil roulant. Elles sont quatre copines, et leur amie, provisoirement handicapée. Celle-ci tient à la main une attelle, et garde une jambe tendue, très enflée. Je lui demande comment elle s’est fait mal. Elle me dit qu’elle est tombée.

Je les observe, elles ont toutes les cheveux mouillés, elles ont l’air de sortir de la piscine. Je leur pose la question. « Vous êtes allées à la piscine ? » « Non, on est allées à plage », me répond l’une d’elles. Elle porte une robe noire, qu’elle essore en parlant, provoquant une petite flaque d’eau sur le sol.

Je m’étonne, car la jeune fille sur le fauteuil roulant a aussi les cheveux mouillés : « Vous aussi, vous vous êtes baignée ? ». Elles me répondent que non, qu’elles ont amené leur copine à la plage, et qu’après elles sont allées sous les jets d’eau de la coulée verte, pour qu’elle puisse se rafraîchir à son tour.

Je leur demande si elles aiment l’école. Non, me répondent-elles, avec une belle unanimité. « Je suis déscolarisée », dit l’une. « Ah bon, mais vous faites quoi toute la journée? ». « Elle vend du shit, M’dame », dit l’une en pouffant. Je lui réponds que je comprends, qu’il faut bien gagner sa vie d’une façon ou d’une autre. Mais bon, c’est important l’école.

Elle me dit qu’elle passe ses journées au lit, me demande d’arrêter d’essayer de lui remonter le moral. Elle continue d’essorer sa robe, élargissant la flaque d’eau à ses pieds.

Je regarde les autres, je leur explique que c’est important, l’école, que plus tard, pour avoir une profession, tout ça. Elles me répondent que de toute façon leurs parents sont là pour leur acheter ce dont elles ont besoin. « D’accord, mais ça va durer jusqu’à quand ? Jusqu’à vos cinquante ans ? Vos parents, ils vont mourir, vous ferez comment ? ».

« Vous aimiez l’école, vous M’dame ? ». Je ne sais pas quoi répondre. Je ne sais pas si j’ai aimé l’école. J’y allais, ça se passait plutôt très bien au tout début, et après c’était plutôt moyen. Je leur dis qu’en fait, c’est la connaissance que j’aime. « Vous z’êtes prof, M’dame ? ». Non, je ne suis pas prof, mais j’aime apprendre. La connaissance, c’est une chose essentielle, pour moi.

« Et puis ça sert à quoi, les maths, ça sert à rien les maths ». Je me tourne vers celle qui vient de parler. « Tu as un esprit ? », je lui demande. « Oui », me répond-elle. « Et ton esprit, il a besoin de quoi pour se développer ? ». « Réfléchir », répond-elle, d’emblée, sans prendre le temps de réfléchir justement.

« Eh bien, tu vois, les hommes ils ont inventé les maths pour pouvoir développer leur esprit. Effectivement, les maths ça ne sert à rien concrètement, à part compter, peut-être. Mais ça sert à exercer et développer son esprit ». Je crois que je viens de comprendre cela à l’instant même où je parle. Je me suis toujours demandé ce que je pourrais répondre à cette question, à des ados en mal d’école. « Et si vous ne développez pas votre esprit maintenant, après il sera trop tard. Ça sert à ça les maths ».

« Moi, je sais compter », dit la fille à la robe mouillée. « Jusqu’à combien? » « Jusqu’à l’infini ». « D’accord, c’est bien ». Je commence à me désoler de la voir continuer à essorer sa robe. Je lui dis, « Arrêtez de faire ça. Le tram va être dégueulasse, et la personne qui va le nettoyer ce soir, en aura pour deux heures de plus, et il sera pas payé plus, vous le savez ».

« Il est payé pour ça, c’est son boulot! » « Non, justement, ce n’est pas son boulot, son boulot c’est de nettoyer un tram qui a une saleté normale, pas ces traces immondes que vont provoquer votre flaque quand les gens vont patauger dedans. Il faut respecter le travail des gens ».

L’échange s’est déroulé à voix haute, avec des rires, et des exclamations comme peuvent en faire des ados un peu grande gueule. Je les pointe du doigt les unes après les autres, en souriant: « Vous, vous allez vous rescolariser vite fait, Vous, vous allez vous mettre à aimer les maths. Vous, vous allez vous mettre à aimer l’école. Vous, vous allez faire attention à vous (elles m’ont raconté que celle au fauteuil roulant a déversé d’un caddie où elle s’était installée, et poussée par sa copine, elle est tombée). Une voiture a failli leur passer dessus.

« Et vous », je gueule après la jeune fille à robe mouillée, parce qu’elles sont arrivées à leur station et qu’elles sortent, « la prochaine fois vous vous essorerez dehors ! Il va vous maudire celui qui est chargé de nettoyer ce tram ce soir ».

Elles sont sorties, le fauteuil prenait beaucoup de place. Et je rigole intérieurement, en prenant conscience de la tête que font les gens autour de moi. Il règne un silence de mort dans la rame. Tout le monde a suivi nos échanges. Beaucoup me regardent avec un sourire amusé, et, effectivement, il y a de quoi. Je me demande ce qui m’a pris, à moi, qui suis plutôt d’une timidité maladive, mais les ados, je les aime, j’y peux rien, c’est comme ça.

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