Invention de la nation et repli national, par Michel Leis

Billet invité.

Le nationalisme est l’archétype d’une valeur successivement (et parfois simultanément) portée par la gauche et la droite. Le nationalisme est une notion récente [i], instrumentalisée à la fois par les États et des mouvements politiques. Les changements du long 19e Siècle posent de nouveaux problèmes à un pouvoir en plein renouvellement : sa stabilité et sa reconduction lors des élections [ii], la sécurité [iii] ou la cohésion avec des États dont les frontières sont antérieures au nouvel espace politique. Le pouvoir souhaite des contreparties à la citoyenneté, cet ensemble de droits et de devoirs nouvellement accordés : le peuple doit être loyal et s’identifier à un État géographique pour devenir l’État-Nation. Cela ne va pas de soi, l’idée de pays est beaucoup plus restreinte pour des citoyens qui voyagent peu. Nombre de dénominations de lieux géographiques, grands ou petits, illustre cette réalité pré-nationale : le pays de Caux, le pays d’en haut…

Le pouvoir va parfois manipuler l’histoire pour construire cette superposition entre géographie, État, Nation et Peuple. Il va inventer des ancêtres communs (les Gaulois en France), glorifier une histoire et une culture partagée (la culture nordique en Allemagne), invoquer une langue commune, souvent artificielle [iv].

L’extrême droite va s’approprier cette construction. La langue, la culture, l’histoire, la religion et l’ethnicité dont on se garde souvent d’interroger l’authenticité sont invoquées pour exclure tout ce qui pourrait être considéré comme des éléments étrangers : minorité linguistique, religieuse… Cette homogénéité ethno-culturelle (quand elle existe) sert aussi à revendiquer la création de nouvelles nations au sein des vastes Empires et États du 19e Siècle, souvent disparates. Elle ne correspond pas toujours à des espaces géographiques cohérents. Dans certains cas, la loyauté aux États-Nations l’emporte sur les divergences régionales. Dans d’autres, la fragmentation des anciens Empires et États est en marche [v]. Si la Nation est « un plébiscite de tous les instants » pour reprendre la formule de Renan [vi], cette formule ne dit rien sur ce qui est plébiscité : un modèle d’adhésion contractuel ou une définition ethno-culturelle ?

Cette divergence entre les différentes conceptions du nationalisme est illustrée par de nombreux exemples. Lors de la décolonisation, si l’Inde et le Pakistan se séparent pour des raisons culturelles et religieuses, avec des transferts massifs de population, en Afrique, les anciennes frontières coloniales recouvrent rarement la répartition, religieuse, linguistique ou ethnologique. Pour construire des États – nations à partir de ces limites artificielles, les mouvements d’indépendances africains se réclament souvent d’une gauche progressiste, ils tentent de construire une citoyenneté commune au-delà de ces disparités, le plus souvent sans succès, sans compter une manipulation des revendications ethno-culturelles par des intérêts politiques ou économiques.

L’effondrement progressif de l’Empire ottoman tout au long du 19e Siècle illustre parfaitement les contradictions entre nationalisme et citoyenneté. Les droits nouveaux accordés aux citoyens [vii] qui succèdent au système des millets [viii] échouent à créer une citoyenneté ottomane, tandis que les revendications à la création de nouveaux États se multiplient dans les Balkans et la péninsule arabique.

À bien des égards, L’Europe est dans la situation de l’Empire ottoman du 19e Siècle. Même si elle essaye de créer un cadre juridique qui devrait déboucher sur une citoyenneté européenne, c’est un échec patent pour plusieurs raisons. Il y a d’abord un déficit de représentation démocratique lié à une construction institutionnelle qui est un véritable patchwork où la part démocratique influe très peu la définition des lignes politiques et le processus de décision. Ensuite, l’absence d’harmonisation fiscale et sociale créée des différences importantes entre les citoyens selon la nationalité, sans compter les différences de niveau de vie. En ce sens, L’Europe n’en est même pas au point de l’Empire ottoman au milieu du 19e. Enfin, la comparaison entre une prétendue citoyenneté européenne inachevée et la création rapide d’un marché unique met en lumière cruellement l’absence de volonté politique.

Il ne faut donc pas s’étonner que le débat sur nation et citoyenneté occupe le devant de la scène et traverse le paysage politique, de la gauche à la droite, et au sein de l’extrême droite. Face à la mondialisation, une partie de la gauche revendique un nationalisme économique au nom de la solidarité et de la préservation de l’emploi. Dans les pays occidentaux, la droite populiste reprend cette idée pour construire le volet social de son programme, dans le même temps, elle remet en cause la capacité des nouveaux arrivants et des minorités à se fondre dans la citoyenneté : ce qui est en cause, ce serait le manque de loyauté à l’État-Nation. Devant la percée de la droite populiste, d’autres partis de pouvoir à droite sont tentés de s’approprier ce discours. Dans l’ex-bloc de l’Est, l’extrême droite instrumentalise un nationalisme ethno-culturel.

Les États sont parfois de création récente, des menaces extérieures ont pesé sur leur existence tardivement. Les États issus des anciens Empires et de l’ex-bloc de l’Est sont moins homogènes. L’existence de minorités importantes renforce encore ce discours fondé sur l’exclusion, l’épuration ethnique sera une des grandes caractéristiques des guerres des Balkans. En Hongrie, dans les pays baltes, en Roumanie, en Tchéquie et Slovaquie, il existe des questions sous-jacentes sur des minorités intérieures qui sont là de longue date.

Pourtant ce débat sur le repli national est incomplet. Au-delà des questions que je viens d’évoquer, on ne peut limiter ce débat à une affaire de principe où présenter le repli sur soi comme le remède miracle. Il existe aussi une dimension économique beaucoup plus complexe sur laquelle je reviendrais dans un prochain billet.

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[i] C’est une notion qui naît avec la Révolution française et qui se développe tout au long du 19e Siècle.

[ii] Le véritable suffrage universel, sans distinction de sexe, d’éducation et de revenu n’apparaît qu’au 20° Siècle.

[iii] Le passage d’armées de professionnels et de mercenaires sous l’ancien régime à une armée de conscription pour défendre le pays est l’un des enjeux majeurs posés dès la Révolution française.

[iv] L’édit de Villers-Cotterêts de 1539 institue la pratique du français comme langue officielle dans les documents administratifs. En réalité, l’immense majorité des habitants utilise et comprend au quotidien des patois issus des langues d’Oc ou d’Oil, ou des langues dont l’origine se situe dans d’autres aires géographiques : breton, basque…

[v] Au cours du 19e Siècle et au début du 20°, ces revendications se heurtent à l’idée de viabilité des États, les grands empires défendent l’idée qu’un État n’est viable qu’à partir d’une certaine taille. En Europe, les principes de Woodrow Wilson sur le droit à l’autodétermination des peuples s’appliquent en partie à l’Europe à la signature du traité de Versailles, créant un certain nombre d’États qui ne recouvrent pourtant pas l’idée d’une culture ou d’une langue commune (la Tchécoslovaquie en est l’un des exemples).

[vi] Conférence donné en 1882 par Ernest Renan à la Sorbonne, son texte le plus célèbre.

[vii] Les Tanzimats, initiées en 1839 par le sultan Abd-ul-Medjid vont se poursuivre jusqu’au virage d’Abdülhamid II (1878-1908), qui va tenter de sauver l’empirer en reconstruisant un nationalisme sur une base pan-islamique.

[viii] Dans l’Empire ottoman, les millets sont un mode d’organisation fondée sur les communautés religieuses, à la fois reconnues et protégées par l’Empire, mais qui ne bénéficient pas de mêmes droits (pas d’accès à l’appareil d’État, administration ou armée) et payent des impôts spécifiques.

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