Mao en continuateur de formes de pensée chinoises plurimillénaires, par DD & DH

Billet invité.

Nous ne ferons ici que reprendre les thèses brillamment développées, et d’une extraordinaire clairvoyance, dès les années 70 (en pleine Révolution culturelle), par Pierre Ryckmans (alias Simon Leys) et René Etiemble. A savoir que la Chine de Mao, qu’on exhibait si volontiers sous nos cieux comme un parangon de marxisme-léninisme, n’était qu’un leurre et un genre de contrefaçon. Combien de beaux esprits, et des mieux formés, de chez nous s’y laissèrent prendre ? Il leur aurait suffi, pour éviter le piège où ils se sont jetés, d’avoir un peu de curiosité pour la Chine d’avant 1921 (puisque c’était, fondation du PCC oblige, la date inaugurale au-delà de laquelle ils auraient jugé inconvenant et même hérétique de remonter !).
Soit dit en passant, l’histoire de nos « maoïstes » est tout à fait semblable à celle que nous conte Fontenelle à propos de « la dent d’or » : le bruit ayant couru qu’à un enfant de Silésie une dent d’or avait poussé en remplacement d’une dent naturelle, tous les savants, théologiens et autres sommités académiques du moment s’adonnèrent à son propos à une foule de commentaires qui donnèrent bientôt naissance à autant de thèses et contre-thèses aussi doctes que fumeuses. Lesquelles furent bien sûr consignées pour la postérité dans une grande quantité d’épais et pontifiants volumes. Jusqu’au jour où un orfèvre eut l’idée d’examiner la dent et qu’il s’avéra qu’on avait affaire à une supercherie : une simple feuille d’or avait été habilement appliquée sur une dent parfaitement naturelle ! Mais, comme dit Fontenelle, » on commença par faire des livres »… Le marxisme chinois a existé, c’est indéniable, mais au même titre que cette feuille d’or !

C’est donc, à côté de Marx et Lénine, aussi du côté des fondements de la pensée chinoise sous ses trois formes majeures qu’il faut diriger le faisceau de notre lampe de poche pour repenser à nouveaux frais la Chine contemporaine.

— Le taoïsme (tel qu’il s’exprime à travers Laozi et Zhuangzi) qu’on peut coupler ici à l’Ecole du Yin-yang alimente, sous une forme plutôt souterraine, à la manière d’une source, et non dite (parce que le besoin de se dire taoïste n’est pas éprouvé), tous les aspects de la vie chinoise au quotidien. Il imprègne en particulier la vie des campagnes et Mao en a été imbibé, comme tous les paysans, dans son Hunan natal. On peut donc le considérer, pour aller vite, comme la matrice plus ou moins inconsciente de la pensée chinoise et le substrat non formalisé de toute lecture chinoise du monde tel qu’il va. Les Chinois sont taoïstes comme M. Jourdain faisait de la prose. Sans le savoir.

— Le confucianisme. L’avènement de la RPC n’a pas ouvert une page blanche dans l’histoire de la Chine. L’héritage confucéen (à travers les confucéens « orthodoxes » que sont Confucius lui-même et Mencius) est tout à fait présent chez les fondateurs de la « Nouvelle Chine ». Le postulat d’une nature humaine fondamentalement bonne y entraîne la conviction que toute déviation, faute ou sortie de route ne peut être due qu’à un défaut d’éducation. Par cette éducation, si elle est bien menée, la nature humaine peut même être constamment améliorée. Le confucianisme suppose une foi profonde dans le toujours possible perfectionnement de l’homme. L’apport marxiste vient précisément renforcer cette confiance : c’est le mythe de « l’Homme nouveau dont accouchera la Chine nouvelle » ! Mao est le « Grand Instituteur » en même temps que le « Grand Timonier ». Cette volonté d’éduquer à marches forcées s’est tout de suite manifestée par l’alphabétisation (si on peut user de ce mot pour une langue non alphabétique) généralisée et la multiplication des écoles sur tout le territoire. Mais elle s’est aussi traduite par les innombrables « mouvements » (« yundong » en chinois) qui ont jalonné le « règne » de Mao et étaient autant de « leçons » en même temps que des offensives mobilisatrices permanentes destinées à augmenter le niveau de conscience des « masses » : par exemple (il y en eut des centaines !) « contre les mauvais penchants », « contre les vieilles idées féodales »… En théorie, cet effort d’éducation et de perfectionnement devait prendre la forme d’une harmonieuse imprégnation : il devait s’agir, Mao emprunta l’expression à Mencius, de la méthode « brise légère et pluie printanière » permettant l’épanouissement de « cent fleurs » et l’émulation de « cent écoles » (vocabulaire emprunté aux confucéens canoniques en personne). Marche résolue vers un « avenir radieux  » sur une route que Mao admettait « sinueuse », mais que quelques « rectifications » (« zheng feng » en chinois, littéralement « rectifier le vent ») en chemin allaient aplanir. Cela se réalisa plus ou moins selon l’harmonieux plan prévu jusqu’en 1957. Mais, à cause des oppositions et critiques qui se firent jour par le biais des « cent fleurs » (qui avaient quelques épines !) et sous la pression d’événements extérieurs (parution du Rapport Khroutchev, événements de Budapest…) Mao fut amené à chercher de plus en plus un modèle auprès des tenants de la troisième « Ecole » chinoise : les légistes (ou Ecole de la Loi : « fa jia »)

— Le légisme : la voie qui permit l’instauration de l’Empire par Qin Shi Huangdi en 221 avant notre ère. Ses initiateurs, Han Feizi et Li Si, ont pourtant été les élèves d’un confucéen, Xun Zi (310-235), mais d’un confucéen hétérodoxe qui ne devint jamais canonique parce qu’il postulait que l’Homme était mauvais par nature. C’est en effet le postulat adopté par les légistes qui ne croient pas aux bienfaits vertueux de l’éducation, mais préconisent un système de gouvernement très ferme basé sur la rigueur absolue de la loi et la mise ne œuvre systématique, en toute circonstance, du couple châtiments /récompenses. Châtiments surtout ! La tendance autocratique forte du légisme va transparaître dans les choix de Mao à partir de 1958. Cela prend la forme d’un volontarisme brutalement imposé : politique de travaux gigantesques (barrages, creusement de canaux, doublement souterrain des villes…) à l’image de l’unification de la Grande Muraille par le Premier Empereur. L’entraînement militaire se généralise et le modèle en vigueur de « l’ouvrier/paysan/soldat » renforce l’embrigadement idéologique. Mao lance la Chine dans le défi insensé du Grand Bond en avant. L’activisme révolutionnaire occupe tout le temps disponible de la population et la mobilisation devient permanente autour du concept de « lutte des classes » pour culminer dans le déclenchement de la Révolution Culturelle (1966-1976). Mao vieillissant semble s’identifier de plus en plus à Qin Shi Huangdi (hasard ? c’est en 74 qu’on découvre la grande armée d’argile de son tombeau) : même combat contre les intellectuels, la « neuvième catégorie puante » (Qin Shi Huangdi avait fait brûler tous les livres confucéens), même campagne contre Confucius (le « mouvement » Pi Lin, Pi Kong), même difficulté à assurer sa succession et même chute de ses fidèles (la Bande des Quatre) à sa mort en 76.

Nous laissons la conclusion à Etiemble (conférence de décembre 1974 à l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale) : « …la pensée-mao-tsö-tong, pour employer la formule obligatoire et rituelle, est un ensemble de principes confucéens, corrigés par la pratique de Ts’in Che Houang-ti, et contaminés d’emprunts au communisme de Mö-tseu. »

Note à propos de Mö-tseu évoqué ci-dessus :
Son apport à la pensée chinoise antique peut être considéré comme l’amorce d’une « quatrième voie », mais demeurée mineure et cantonnée à l’époque de son initiateur (deuxième moitié du Ve avant notre ère). Laissons à son propos la parole à Etiemble :
« … les Gardes rouges avaient un autre garant en Mö-tseu, théoricien de communautés grossièrement fraternelles, férocement égalitaires, hostiles à tous les arts et puritaines ; pacifistes militarisés à outrance, les disciples de Mö-tseu affirmaient qu’on doit toujours être d’accord avec le supérieur, ne jamais l’être avec l’inférieur, et se piquaient de marcher pieds nus sur le fil d’une épée, d’entrer dans un brasier sur l’ordre de leur chef. Non moins hostiles à Confucius antique que les gens du « fa kia », ils l’étaient pour d’autres raisons : reprochant à Confucius de perpétuer l’amour du clan, l’esprit de famille, ils prêchaient un prétendu « amour mutuel » qui n’ a rien à voir avec la charité chrétienne et rappelle plutôt le verbiage humanitaire de ceux qui pleurnichent sur ce qui se passe loin d’eux, mais ne sont pas capables de faire pour leur voisin le geste d’amour qui le sauverait, ou du moins l’aiderait à vivre. » (ibid)

Références bibliographiques :
René Etiemble : « Quarante ans de mon maoïsme » (Gallimard, 1976)

Simon Leys : « Les habits neufs du Président Mao » (Champ Libre, 1971)

Claude Larre : « Mao et la vieille Chine » (EPI, 1972)

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