De fausses bonnes idées sur la « dette écologique » ?, par Cédric Chevalier

Billet invité.

Dans un billet récent, Jean-Paul Vignal attire avec raison notre attention sur la « dette écologique » et le fait que nous vivons « à crédit écologique » en consommant chaque année davantage que la capacité de régénération annuelle de la biosphère. Il s’interroge sur le fait de savoir si nous pourrons rembourser cette dette ou si son non remboursement modifiera les écosystèmes au point de mettre en cause la survie de l’espèce humaine.

Il évoque « des débats houleux sur les causes du réchauffement climatique en cours qui montrent que nous ne disposons pas actuellement des connaissances scientifiques indispensables pour jouer aux apprentis sorciers de la biosphère ».

Il propose comme actions :

– « prioritairement de cesser immédiatement d’augmenter cette dette » ;
– « de lancer immédiatement des recherches fondamentales sur le fonctionnement complexe de la biosphère et les interactions entre la biosphère et le climat ».
– « de privilégier à court et moyen terme les recherches appliquées permettant de maximiser l’usage de l’énergie et des matières que nous consommons » ;
– Il évoque ensuite « l’empreinte écologique » comme un instrument d’une « comptabilité écologique universelle », le tout comme un moyen indispensable pour éviter le désastre environnemental. Vu l’incapacité des marchés à agir adéquatement, il faudrait trouver une autre unité de mesure que l’argent.

Il évoque le caractère pédagogique de l’empreinte environnementale pour montrer à de simples citoyens occidentaux à quel point leur impact individuel est bien au-delà de ce que la biosphère peut supporter si cet impact devait être généralisé à l’ensemble de la population humaine.

Il indique que le débat entre action étatique ou laissez-faire du marché est noble mais sans grande utilité tant que l’on ne sait pas par exemple la forme mathématique des lois auxquelles la nature obéit quand elle est soumise à des dégradations. Il estime qu’il faut absolument investiguer cette question des seuils de basculement des écosystèmes pour optimiser l’utilisation des moyens, comme préalable à la définition d’une nouvelle unité de mesure et à une politique écologique adéquate.

Vu les enjeux essentiels de ces questions, il me semble important d’apporter une contribution différente.

L’analogie économico-financière (dette, crédit, consommation, etc.) induit selon moi en erreur lorsqu’on veut comprendre scientifiquement le fonctionnement de la biosphère mais surtout, déforce les écologistes sincères dans la lutte de pouvoir pour éviter le désastre environnemental. La nature a ses lois que l’économie ne peut ignorer. Si l’économie et la finance peuvent être le royaume de la fiction comptable et de l’information spéculative, la Biosphère n’a que faire des symboles. Elle broie impitoyablement les espèces incapables de s’adapter à elle. Ensuite, comme le rappelle régulièrement Frédéric Lordon, utiliser le vocabulaire du paradigme économique dominant, celui-là même qui donne une assise psychique à l’absence de limites du système économique qui détruit la biosphère, c’est déjà avouer sa défaite dans l’indispensable métamorphose de la pensée à laquelle nous devons contribuer. En tant qu’écologiste sincère, on peut bien sûr penser qu’utiliser le vocabulaire des entrepreneurs, des banquiers et des économistes, les aidera à mieux comprendre l’importance de la nature. Rien n’est plus faux. Ce sont eux qui doivent apprendre le langage de la nature et pas nous qui devons le traduire en version économico-financière pour les amadouer. Si cette tactique peut marcher un temps, à la marge, ce n’est que repousser l’indispensable anéantissement de la dissonance cognitive qui habite ce paradigme économique : le refus des limites.

Les « débats houleux sur les causes du changement climatique en cours » sont terminés. Ils n’ont plus voix au chapitre dans les enceintes académiques, comme le démontre le contenu de la littérature scientifique. Si quelques hurluberlus glosent encore sur l’impossibilité ontologique pour l’Homme de modifier « toute une planète », ils ne débattent plus qu’entre eux, et sans publier dans des revues à comité de lecture. Si nous ne disposons pas des « connaissances scientifiques indispensables pour jouer aux apprentis sorciers de la biosphère », nous disposons par contre des connaissances scientifiques amplement suffisantes pour arrêter de le faire, vu le lien établi sans contestation entre nos activités humaines et les dégradations environnementales de toute nature (y compris le dérèglement climatique). Il faut donc inverser la perspective.

Si la poursuite ou le renforcement des tendances évolutives des variables qui témoignent de la dégradation de la biosphère doit cesser, ce que nul ne conteste, il me semble peu crédible d’imaginer que de nouvelles « recherches fondamentales sur le fonctionnement complexe de la biosphère et les interactions entre la biosphère et le climat » nous soit encore d’une quelconque utilité décisive. Sauf pour décider sur lesquels, parmi plusieurs écosystèmes vitaux, il faudrait concentrer des mesures de « sauve-qui-peut général », nous disposons dès à présent et depuis plusieurs décennies de suffisamment d’information scientifique validée pour indiquer aux capitaines politiques qu’ils doivent changer le cap du navire Humanité. Le fonctionnement complexe de la biosphère et les interactions entre elle et le climat ne sont pas les eaux inexplorées et non cartographiées qu’on présente ici.

La formulation de l’idée de « privilégier à court et moyen terme les recherches appliquées permettant de maximiser l’usage de l’énergie et des matières que nous consommons » me semble au mieux, ambiguë, au pire, une mauvaise compréhension de la notion de « limites de la biosphère ». Ces limites physico-chimico-biologiques imposent des contraintes strictes à notre consommation énergétique et matérielle maximale par unité de temps. Notre consommation n’est donc pas un donné, mais une variable d’ajustement (comme nous allons peut-être devoir le reconnaître à nos dépens prochainement). Il s’agit bien d’utiliser une quantité d’énergie et de matière dont les flux se situent sous les seuils de renouvellement de la biosphère (énergies renouvelables durables et économie circulaire durable), c’est la définition du développement durable. On peut choisir de maximiser ces flux sous contrainte de respect des limites de renouvellement planétaire (pour utiliser malgré tout cette affreuse analogie économico-financière : comme une fondation maximise ses intérêts sur son capital sans y toucher). Mais on reste indéniablement captif des rets du paradigme économique dominant et de son axiome de maximisation. Il me semble préférable de choisir de garder une marge de sécurité, dans l’ignorance des niveaux de seuils de basculement de la biosphère. Désirer maximiser l’usage des ressources extraites durablement paraît de plus saine logique : il s’agit de maximiser le rendement de chaque unité de ressource extraite pour ne pas la gaspiller. Mais il ne s’agit en aucun cas de « maximiser l’usage des ressources que nous consommons » sans remettre en question notre consommation elle-même. En fait, je proposerais la formulation suivante : il nous faut trouver un niveau de consommation et de technologie qui soit durablement compatible avec les limites de la biosphère et qui offre à l’Humanité une vie authentiquement humaine. C’est donc éventuellement une optimisation sous contrainte naturelle, mais pas sous contrainte de notre consommation actuelle.

Nous l’avons dit ci-dessus : toutes les recherches suffisantes et nécessaires pour constater que l’Humanité va dans le mur, toutes tendances conservées, existent depuis suffisamment longtemps. Il me semble erroné d’imaginer qu’un surplus de connaissance scientifique apportera la moindre plus-value en termes de prise de conscience et d’action politique au stade où nous en sommes. Les travaux de psychologie environnementale ont bien montré qu’information n’entraîne pas changement de comportement. Si l’être humain était si rationnel, nous aurions déjà adopté une trajectoire civilisationnelle à nouveau durable. Il n’y a pire sourd qui ne veut pas entendre. Et la surdité est universelle chez l’être humain.

De la même manière, tous les indicateurs environnementaux, simples ou composites, sont sur la table depuis de nombreuses décennies. Il est tout aussi vain d’espérer qu’une « comptabilité environnementale »  basée sur « l’empreinte environnementale » serait l’outil qui manquerait à l’Humanité pour réaliser sa « Grande Transition ». Encore une fois, c’est méconnaître la nature et les rapports humains d’imputer à un instrument de mesure le rôle de modifier nos actes. Il n’y a pire aveugle qui ne veut pas voir. Et l’aveuglement est universel chez l’être humain.

Peut-être certains lecteurs penseront que je pinaille, que je suis trop sévère. Bien sûr, il faut poursuivre la recherche scientifique sur la biosphère ! Bien sûr, il faut continuer à développer et à adopter des indicateurs environnementaux et cesser la domination de la seule unité de mesure monétaire ! Mais je pense qu’après 50 ans d’écologie scientifique et politique, il est temps de faire un aggiornamento et d’arrêter de fantasmer sur ces solutions qui n’ont pas suffi et ne suffiront pas.

C’est plutôt au cœur du psychisme et de la neurophysiologie humaine, ainsi que dans nos relations sociales et institutionnelles, qu’il faut chercher les barrières à notre transition écologique. Philosophie, neurosciences, psychanalyse et psychologie ainsi que sociologie et sciences politiques doivent être nos priorités. Pas les sciences appliquées ni les statistiques, ni les sciences de la Terre, ni le management environnemental. Inutile à ce stade. Suffisamment est déjà sur la table en termes d’outils.

Le danger c’est nous, l’espèce humaine, pas la biosphère, pas nos technologies ni nos instruments de mesure. Toutes choses égales par ailleurs, il est vraisemblable que n’importe quelle espèce intelligente en viendrait à concevoir des technologies dangereuses pour elle-même et qu’un grand nombre parmi ces espèces auraient flirté avec les limites de capacité de leur planète, comme nous l’avons fait. Ce seuil de survie à sa propre « prédation », si d’autres intelligences dans l’Univers existent, serait à franchir par toutes !

C’est nous-mêmes qui devons faire l’objet des études les plus approfondies. Nous devons nous regarder le nombril, dans un grand élan de réflexivité. Il faut une Révolution des consciences !

Il faut d’abord constater l’échec de la politique (ne parlons même pas de l’économie) à impulser la grande transition depuis 50 ans, sans pusillanimité. Et ne pas rejeter la lutte politique pour autant ! Et surtout pas en rester à l’idée que l’écologie politique en particulier, ce grand mouvement de pensée et d’action, serait à abandonner à cause d’une certaine impuissante à infléchir les tendances. Il faut seulement réaliser un aggiornamento et peut-être « revenir à la bifurcation précédente » (une idée que Paul Jorion défend souvent) afin de déclencher une « Renaissance » de l’écologie politique, qui tiennent compte des échecs antérieurs.

L’écologie politique a fait le bon diagnostic des problèmes, et reste pertinente. Elle se bat pour une cause, LA cause la plus importante qui soit : notre survie ! Mais elle doit aujourd’hui muter pour chercher de nouveaux sentiers d’action, et cesser de fantasmer sur des modèles simplistes « mesure-information-compréhension-création d’outils-action adéquate » qui n’ont pas marché.

Je ne suis pas certain que nous pouvons changer en tant qu’espèce. Comme l’a dit Paul Jorion dans la lignée de nombreux penseurs, nous sommes très mal outillés. Mais je suis certain qu’à ce stade, il n’existe pas encore une véritable conscience que nous devons changer. Je veux dire, une conscience profonde, concrète sur les conséquences du changement requis au niveau sociétal (pas une pseudo-conscience de compromis psychologique « allez je bois juste un dernier petit verre d’alcool, ce n’est pas de l’alcoolisme ! »).

Pour ceux qui ont cette conscience de devoir changer, il reste encore à vérifier que nous voulons réellement changer, corps et âmes, en acceptant toutes les implications. Et là je m’adresse aux écologistes de pensée et de discours, qui croient agir suffisamment mais qui ne savent pas que leur empreinte environnementale est supérieure à celle de la plupart des individus vivant sur Terre, et supérieure à ce que la Biosphère peut supporter de manière généralisée.

Sommes-nous convaincus que nous pouvons changer ? Que nous le devons ? Et voulons-nous vraiment changer ? Sans nous cacher derrière un chiffre, une technologie ou un doute raisonnable, sommes-nous prêts à nous regarder tels que nous sommes vraiment ? Sommes-nous prêts à accepter les conséquences de la réflexivité, de l’autonomie et de la responsabilité ?

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102 réponses à “De fausses bonnes idées sur la « dette écologique » ?, par Cédric Chevalier”

  1. Avatar de Gudule
    Gudule

    Est ce que ce serait possible de m’enlever ce  » nouveau gravatar  » anémié « ? merci bien

      1. Avatar de Gudule
        Gudule

        Ok, merci Julien, j’avais écrit mon adrss mail trop vite….
        Et bien avec gravatar, c’est résolu, cool 🙂

  2. Avatar de vigneron
    vigneron

    Sur la forme malvenue de la réaction à l’éditorial non signé du FT (i.e. collectif, grande tradition éditoriale des rédactions anglo-saxonnes) j’imagine assez bien une réponse british au post franco-belge du genre :
    « We’d like to put a name behind the venom… » in such a way as to put the good head on the pike.

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