Le messianisme chinois, par DD & DH

Billet invité.

Nous avons déjà évoqué une Chine tissée souterrainement et sur tout son territoire par un maillage serré de confréries, guildes, sectes, loges, triades et autres sociétés secrètes. Nous pensons devoir y revenir tant ce soubassement de la société, peu pris en compte chez nous et largement passé sous silence dans les annales chinoises, a fonctionné à la manière d’un champ de mines permanent dont les explosions sporadiques ont jalonné l’histoire de la Chine depuis deux millénaires et continue sans doute à « travailler » de façon invisible sous les relations sociales, économiques et politiques d’aujourd’hui.

En Occident, nous nous bornons généralement à connaître les insurrections avec lesquelles nous avons personnellement (en tant que colonisateurs) eu affaire : celle des Taiping (du Guizhou au Jiangsu) au milieu du XIXe s, celle des Boxers (du Shandong à Pékin où ils assiégèrent les Légations en 1900, provoquant l’épisode célèbre dit des « Cinquante-cinq jours de Pékin ») et celle des Pavillons Noirs (du Guangdong au Tonkin où ils donnèrent du fil à retordre au gouvernement J. Ferry) à l’orée du XXe siècle. Dans les trois cas d’ailleurs, sans être le véritable déclencheur du soulèvement, la présence d’Occidentaux a effectivement joué un rôle non négligeable puisqu’un nationalisme ardent était une des composantes de ces mouvements, et non des moindres. Mais ces insurrections célèbres, sur lesquelles nous focalisons notre projecteur, ne peuvent, sous peine de contresens, être présentées comme des « accidents » survenus dans un contexte politico-colonialo-social bien spécifique, d’accès d’indiscipline et de révolte larvée débouchant sur des rébellions à grande échelle le temps long de l’Histoire chinoise est truffé !

Ces révoltes, plus conscientisées et organisées que nos « jacqueries », sont toujours orchestrées par des personnages charismatiques dans un élan plus mystique que réellement politique. De la rébellion des » Turbans Jaunes » sous les Han (en 184) aux « Piques rouges » dans les années 1920, elles ponctuent deux millénaires de leurs poussées de fièvre prophétique et de leurs promesses d’instauration d’un ordre nouveau. Certaines y parviennent presque (c’est le cas des Taiping), mais jamais assez durablement pour faire sauter une bonne fois le corset confucéen et ne pas se borner à « cloner » le pouvoir d’un « Fils du Ciel » ! Entre le pouvoir impérial établi et ces groupements locaux hétéroclites mais tous potentiellement explosifs, le clivage idéologique est pourtant profond et constant. Après l’avènement d’une nouvelle dynastie portée sur le trône en la personne du chef de la rébellion victorieuse (scénario habituel des « changements de mandat », celui de l’instauration des Ming par exemple), « les communautés locales conservent leur attitude profondément négative. Elles n’ont rien oublié et considèrent le pouvoir comme foncièrement illégitime. La période d’équilibre — toujours précaire — va durer ensuite jusqu’au moment où le pouvoir, usé et affaibli, entre en crise. Alors tout recommence : conflit, victoire, répression, coexistence, nouveau conflit et ainsi de suite. Ce scénario, avec seulement de faibles variantes, s’est joué à toutes les époques, tout au long de l’histoire de la Chine. Nous le vivons en ce moment. Et sans changement profond dans les structures politiques, il se répètera. » (Kristofer Schipper « La religion de la Chine » Ed Fayard 2008).

Qu’il s’agisse de confréries de frères jurés, de loges, de sociétés initiatiques ou de bandes de malfrats (tous ces aspects pouvant se retrouver intimement mêlés au sein d’un même groupement, on en a l’illustration dans le roman classique « Au bord de l’eau » qui se déroule sous les Song), on y rencontre, comme dénominateur commun, la référence, plus ou moins insistante selon les cas, à une forme mystico-religieuse de messianisme. Selon les régions et selon les époques, taoïsme et bouddhisme (dans une moindre mesure) se sont partagé la tâche de fournir le matériau de base de la croyance. Le taoïsme du IIe siècle, dans sa forme religieuse incarnée, par exemple, par Zhang Dao ling, premier de la lignée des » Maîtres Célestes », est à l’origine de la notion de « Tai ping » (= « grande paix « et « grande égalité ») qui courra tout au long de l’histoire du peuple chinois comme signal fort de mise en mouvement afin d’en activer la venue. Les sectes taoïstes se caractérisent par des institutions très contestataires de l’ordre confucéen : primauté de l’individu sur son groupe d’origine, égalité en droit des hommes et des femmes, égalitarisme strict et rejet du découpage social traditionnel en quatre classes : lettrés, paysans, artisans et marchands. S’impose aussi aux adeptes un ensemble de 180 « commandements » profondément écologiques visant au respect de la nature et des animaux. Le message messianique qui fédère ces formes d’ »ecclésia » est en gros toujours le même : des « purs », reconnaissables à leur charisme et à certains pouvoirs tel celui de guérisseur, ont reçu la révélation de l’apocalypse à venir qui sera totalement destructrice. Ces « purs » ont une mission : « sauver » ceux qui, devenant leurs adeptes, survivront au cataclysme qui anéantira l’espèce humaine et constitueront le « peuple semence » de la nouvelle humanité régénérée. Un bouddhisme populaire décalquera plus tard un scénario à peu près identique en promettant, après la fin du présent kalpa et des catastrophes qui l’accompagneront, une rédemption générale de ses affiliés dans la lumière et la paix retrouvées grâce à la venue sur terre du Bouddha sauveur Maitreya / Milefo. Ce messianisme n’eut pas de mal à servir, on s’en doute, de terreau extrêmement fertile à la cristallisation, autour d’hommes dotés de charisme et d’audace, de groupes sectaires portés par la foi en leur « rachat » et « illuminés » au point, cela fut assez fréquent, de se croire invulnérables et à l’épreuve des balles de fusil.

Qui furent pendant deux millénaires les « clients » de ces sectes, ceux qui vinrent s’agglomérer en secret à ces groupes hors-la-loi et choisirent la semi-clandestinité qu’ils supposaient ? En un mot, tous les « déclassés ». Et la Chine en compta toujours beaucoup : gens de petite extraction (coolies, gens des spectacles, colporteurs, barbiers…) exclus du système de promotion par les examens, mais aussi paysans sans terre, soldats démobilisés, gens chassés de leurs villages par une famine ou une catastrophe naturelle et même marchands en faillite ou, cela devint fréquent au XIXe s, bateliers ruinés par la navigation à vapeur. Ces gens de peu n’avaient rien à perdre et leur enrôlement sous la bannière de telle secte ou loge leur promettait des lendemains qui chantaient. Jean Chesneaux fait remarquer que le mot « fei » par lequel l’administration désignait ces « bandits » (la « racaille ») a pour sens premier d’exprimer une négation : » ne…pas ». Les gens qui n’ont pas d’existence. Ces exclus de la société confucéenne assouvirent en adhérant à des sociétés secrètes un besoin de revanche et plus simplement de justice. C’est sous les Tang (à partir du VIIIe s) que ces groupements commencèrent à se colorer fortement d’une revendication politique qui s’ancra dans leur principal mot d’ordre : « liquider l’inégalité » ! Cela devint une constante et la directive permanente : « prendre aux riches pour distribuer aux pauvres ». Mandrin et Robin des Bois à l’échelle de la Chine tout entière ! C’est dans ces milieux interlopes et vindicatifs que se développèrent les arts martiaux et les écoles de gongfu qui se multiplièrent et servirent souvent de couverture à des activités plus clandestines (notre époque téléphage a trouvé là une source inépuisable de feuilletons à succès). Les actions envisagées pour rétablir un peu « d’égalité » furent de toutes sortes : attaque d’un « yamen » (siège du gouvernement local) pour s’emparer d’armes, pillage de convois marchands, brigandage de grand chemin, racket, chantage… etc. Les intérêts communs à ces « fraternités » redresseuses de torts et la solidarité entre membres (assurances, mont de piété, protection physique, entraide…) qu’elles garantissaient en firent peu à peu un groupe social authentique dans lequel certains voient la naissance d’une « petite bourgeoisie » dont la société chinoise officielle barrait l’émergence. « L’histoire des sociétés secrètes chinoises est l’histoire de la formation de cette « petite bourgeoisie » illégale. La formation de cette petite bourgeoisie illégale est l’expression matérielle de la résistance populaire contre l’impérialisme bureaucratique, siècle après siècle. » (Feiling Davis. in « Mouvements populaires et sociétés secrètes en Chine aux XIXe et XXe siècles » ouvrage collectif. Ed. F. Maspero 1970). Les activités de contrebande (le sel, mais surtout l’opium après les guerres du même nom) et de grand banditisme, qui s’ajoutèrent progressivement au fil du XIXe siècle aux « actions de redistribution » qui les avaient rendues populaires, firent des chefs de ces bandes des « parrains » richissimes ayant pignon sur rue et d’autant plus intouchables qu’ils pouvaient acheter tous les fonctionnaires chinois qui étaient à vendre et gagner les faveurs des plénipotentiaires étrangers des concessions qui, se sentant vulnérables, cherchaient leur protection : on sait que le chef de la « Bande verte » de Shanghai était accueilli et fêté avec tous les égards possibles à la représentation officielle française. Dans la déliquescence de la fin des Qing, ces personnages étaient appelés à devenir les « hommes forts » de la Chine démembrée. Recrutée à des fins de basses oeuvres politiques par Tchang Kaï chek, la Bande Verte eut à son actif en 1927 l’élimination par le massacre des communistes insurgés de Shanghai. Cela n’empêcha pas Mao de lancer par écrit en 1936 un appel au « Gelaohui » (= « la Société des aînés et des anciens » dont la Bande Verte était une ramification) afin de l’inviter à le rejoindre. Les sociétés secrètes, écrit J. Chesneaux, « font partie intégrante du « fonds historique » sur lequel s’est développée la Chine moderne. Leurs traditions d’égalitarisme utopique, d’idéalisation de l’insoumission sont restées populaires et prestigieuses. Par ailleurs, c’est par leur intermédiaire que le peuple chinois était familier depuis de longs siècles avec les règles et les exigences de l’action politique clandestine. … Le parti révolutionnaire dirigé par Sun Yat-sen entre 1914 et 1919 procède directement de la structure clandestine des sociétés secrètes. Le maréchal Zhu De, dans son autobiographie, considère même que les cellules du parti communiste chinois sont elles aussi les héritières des loges de la Triade ou du Gelaohui. Enfin, on peut se demander si c’est par hasard que le pays dont le parti communiste a mis l’accent le premier sur la valeur révolutionnaire de la lutte armée de longue durée est celui-là même où, pendant de longs siècles et jusqu’à l’époque moderne, la principale opposition politique a été celle des révoltes armées menées par les sociétés secrètes et les forces populaires qui répondaient à leur appel. » (in « Mouvements populaires et sociétés secrètes en Chine aux XIXe et XXe siècles » ouvrage cité). On peut aussi se demander si l’épopée de la Longue Marche, la supériorité stratégique de l’Armée de Libération sur celle du Guomindang et enfin la proclamation d’une « Chine debout » le 1er octobre 1949 n’ont pas fonctionné dans l’inconscient collectif chinois comme la réactivation de cet indéracinable messianisme resté vivace depuis les temps les plus anciens : Mao, le charismatique, l’homme « pur » désigné pour instaurer la « grande égalité » immémorialement promise et sauver le peuple chinois en le rédimant de ses fautes pour ouvrir enfin le kalpa de la renaissance. Mao/Milefo, le bouddha souriant du futur repeint en rouge juché sur la tribune de la Porte de la Paix Céleste, annonçant l’avènement de « temps nouveaux » avec un accent du Hunan à couper au couteau ? L’hypothèse est hardie ? En tout cas elle est plus vraisemblable que celle qui consisterait à croire que la Chine de 1949, qui vouait son sort à Mao avec enthousiasme, était « communiste » et avait lu Marx !

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