Le programme politique de Margrethe Vestager, par Jean-François Le Bitoux

Billet invité.

Les remerciements adressés par Paul Jorion à l’action de Mme la Commissaire européenne à la concurrence, m’ont donné envie d’en savoir plus sur cette nouvelle « dame de fer danoise » qui donne enfin à la CE les moyens de combler les vides d’années de laisser aller et d’inaction quant à la gestion de l’imposition des multinationales. En peu de temps, il apparaît que cette dame dérange sérieusement ceux qui depuis des lustres avaient su « optimiser » leurs taxes et impôts en Europe, avec l’aide des gouvernements nationaux. Mais une hirondelle fera-t-elle enfin un printemps européen digne de ce nom ?

Sa participation à la conférence organisée par « The tax dialogue on corporate responsibility » (Copenhague 2/9/16) veut rassurer sur sa détermination et elle appelle le reste de l’Europe au travail. Le document de quelques pages est titré : « Travaillons ensemble pour une méthode de taxation plus juste ». Il mérite d’être traduit en entier car il est concis et ne s’embarrasse pas de périphrases inutiles. Comme il utilise quelques termes techniques à respecter, il serait préférable qu’un spécialiste le fasse afin d’éviter quelques trahisons sémantiques. Il pourrait alors donner des idées aux candidats à la présidentielle qui seraient en harmonie avec un programme européen ambitieux !

En introduction, Mme Vestager constate que les 240 milliards de $ de taxes et d’impôts divers qui échappent chaque année aux gouvernements, doivent être trouvés ailleurs, pour partie dans les poches des contribuables, pour partie en abandon de programmes.

Elle souligne que c’est bien la responsabilité de la puissance publique de faire cesser cette fuite organisée et de refermer les échappatoires, les lacunes, les niches, les vides juridiques qui la facilitent. Elle exige aussi une transparence suffisante pour que les institutions officielles puissent savoir vraiment qui a payé quoi, selon quel protocole. Elle affiche s’attaquer à toutes les méthodes utilisées pour échapper aux impôts dus comme des « prix de transfert sans lien avec la réalité économique » qui sont une tricherie économique donnant des avantages compétitifs artificiels sur les entreprises respectueuses des règles. En conclusion, elle souligne que le but est bien que chacun retrouve une confiance perdue envers les entreprises et les institutions et que pour y parvenir, « pour mettre en place le changement culturel dont nous avons besoin, il faut que nous continuions à parler. Voilà pourquoi je pense que ce dialogue est si important ». Cette phrase d’apparence banale ne l’est pas dans le contexte de cette conférence. Elle pourrait être soulignée par un vocabulaire plus volontariste mais il semble que ce soit précisément le savoir-faire de cette « dame de fer » de n’avoir pas besoin d’élever la voix pour se faire entendre et respecter.

Par contre on peut souligner dans la démarche et les termes de Mme la Commissaire quelques expressions riches d’un « bon sens » qui est peu valorisé en politique ou dans les domaines économique et juridique et qui devraient contribuer à un changement culturel quasi « révolutionnaire ». Le simple fait de redéfinir un accord national sur les taxes et les impôts comme une subvention déguisée et un avantage indu, est à la fois « évident » et une révolution de palais. Ces chiffres n’apparaissaient pas ainsi en comptabilité. On peut et on doit s’étonner que les bureaucraties concernées n’aient pas eu un œil plus critique sur ce que disent ces lignes ? Car une ligne comptable représente une réalité. Mais il n’est pas certain que les administrations fussent autorisées à « faire parler » la comptabilité. N’est-ce pas précisément ce que des responsables complices ont toujours masqué avec succès : toute évasion fiscale est une subvention indue !

Le document réclame une transparence dans la circulation de l’information entre les pays, ce qui signifie donc une surveillance accrue de chaque ligne comptable : il faut donc que les administrations regardent aussi ce qui se passe ailleurs, alors que l’excès de zèle n’est pas de mise quand on ne veut pas déranger ! Et Mme Vestager ajoute p. 3 : « La transparence ne doit pas se limiter aux autorités concernées. Le public aussi a le droit de savoir ce qui se passe » !

L’esprit des lois prendrait-il son essor par dessus des textes abusés ?

Quelle audace démocratique ! Un vent du nord s’est-il levé ? Eva Joly a eu bien du mal à injecter un souffle d’air frais dans la machine juridique française si corsetée pour ne pas trop déranger sans l’avis du politique complaisant. Elle a pourtant dénoncé « le théâtre d’ombres » et les structures étatiques vidées de sens qui construit une « régression démocratique », dévalorise l’intérêt public par « absence de contrôle vertigineuse », par sélection de personnel qui ferme les yeux sur des dysfonctionnements pourtant évidents pour un Citoyen « normal ». Un diagnostic médical consiste d’abord à vérifier la bonne marche des fonctions vitales qui sont celles sur lesquelles s’appuieront thérapeutiques et prophylaxie, même en acceptant qu’on ne sait pas tout de certains engrenages que l’on travaille à démonter (cancer). Puis il faut vérifier que les écosystèmes qui nourrissent les cellules et les organismes sont eux aussi en bon état: c’est la volonté de guérir qui prime ! Refuser de voir les dysfonctionnements de l’écosystème administratif et politique, de prendre en compte ce qui se passe autour de nous, est la plus sûre technique pour dérouler le tapis rouge aux idées brunes, et de servir la ciguë aux Socrate inutiles.

Dans le même ordre d’idées, ici une digression sur ce que le Citoyen finance sans toujours en obtenir une information pertinente en retour. En août 2016, le journal Le Monde a analysé quelques blocages juridiques français dans une série d’analyses sur le fonctionnement et les dysfonctionnements du monde juridique, sur ce qu’est une information « en mode juridique ». Les juges Florès et Rigal (Le Monde, 3/8/16, p. 16/17) se sont longtemps heurtés à une jurisprudence très claire de la Cour de Cassation : un juge ne peut au cours d’un procès « réparer un tort dont celui qui l’a subi ne se plaint pas lui-même, ni substituer sa science à leur ignorance ». Cette pratique qui estime que le juge va « au-delà » de ce qui lui a été demandé, porte le nom de « ultra petita » ou « extra-petita ». Cela explique pourquoi le scientifique et le médecin sont parfois mal à l’aise quand il faut aborder un problème « en mode juridique », ou seulement administratif. Il leur semble interdit d’élargir le champ de vision et de faire appel à des connaissances établies mais ignorées de ces gens là : le pire est donc normal ! Le Citoyen est a priori aussi ignorant du mode juridique que du mode scientifique et médical quant à ses pratiques et son vocabulaire : il faut donc traduire au patient les situations du quotidien. Mais s’il ne sait pas « dire le mal ou le tort qu’il a pu subir », il ne doit surtout pas compter sur le juge pour l’aider à mieux le cadrer. Vu du côté médical, c’est non-assistance à personne en danger. Il existe là un fossé culturel quasi infranchissable entre des modes d’expression qui semblent incompatibles entre eux : le mode juridique contre le mode scientifique ou philosophique. Les seconds se proposent de mieux comprendre le monde en progressant ensemble, le premier se l’interdit et vous l’interdit ? Quand une solution n’apparaît pas dans un système de références, Cédric Villani souligne qu’il est nécessaire de changer de systèmes de références pour progresser.

Serait-ce l’explication simple de ratés administratifs et politiques qui se répètent en ce pays ? Quand chaque administration prétend s’exprimer en « mode juridique », dans son jardin secret et ses privilèges afin de ne rien corriger à ses erreurs accumulées, aucune pédagogie, aucun progrès, ni responsabilité citoyenne ne sont alors possibles. On peut constater un début de reconnaissance d’erreurs et de réflexion sur ce thème au cœur du document « Refaire la démocratie » en plus de 950 pages sur lequel il faudra revenir. Pas de gestion publique autre que militaire sans aucune volonté de pédagogie ni d’implication citoyenne ? (Help ! Help me ! … Lennon & McCartney)

Cette communication de Mme la Commissaire Vestager est finalement très politique, compte tenu du contexte de cette conférence. Elle nous dit que la responsabilité les acteurs représentant des services publics et des états est de savoir représenter l’intérêt général avant de privilégier une carrière assoupie mais confortable. Les lignes comptables sont une expression pratique de la réalité pour tout le monde et pas seulement pour les actionnaires : elles expriment aussi une Citoyenneté plus ou moins adulte, plus ou moins infantilisée selon les pays. Savoir prendre du recul, en fonction de sa position administrative et politique est le B.A.-BA d’une analyse scientifique avant intervention. S’y refuser est un déni de réalité et une faute professionnelle pour une majorité d’acteurs dans tous les domaines techniques. Le droit, l’économie et la politique échappent-ils à cette règle élémentaire ? Mme Vestager prépare-t-elle une révolution Citoyenne ? Est-ce une hirondelle de la biodiversité ou fera-elle naître un printemps européen ?

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