Georges Balandier (1920 – 2016)

À l’époque où j’étais étudiant en anthropologie, j’ai lu Afrique ambigüe (1957) de Georges Balandier, paru quelques années auparavant. Je venais alors de lire Tristes tropiques (1955) de Claude Lévi-Strauss et le regard que je portais sur Afrique ambigüe était irrémédiablement teinté de l’expérience qu’avait été pour moi la lecture de Tristes tropiques.

Le livre de Lévi-Strauss était de toute évidence un test de Rorschach : le sujet interrogé se trouvait face à face avec les Amérindiens d’Amazonie et nous rapportait tout ce qui lui était passé par la tête au spectacle de populations essentiellement ininterprétables à l’Européen mal préparé. Le feu d’artifice nous apprenait quantité de choses sur la personne de Claude Lévi-Strauss mais notre compréhension des Amérindiens d’Amazonie demeurait une tout autre paire de manches : il faudrait nous renseigner ailleurs ! Heureusement, les Mythologiques (1964 – 1971) nous offriraient une nourriture plus consistante à nous mettre sous la dent : les Amérindiens d’Amazonie prendraient alors corps sous nos yeux émerveillés (*).

Ma lecture de l’Afrique ambigüe de Balandier a souffert de celle de Tristes tropiques. Lévi-Strauss n’avait aucune ambition de nous dire le vrai sur le vrai. C’est lui qui avait écrit en effet dans Le cru et le cuit (1964), premier volume de ces Mythologiques, ces propos aussi splendides qu’hérétiques :

« … si le but dernier de l’anthropologie est de contribuer à une meilleure connaissance de la pensée objectivée et de ses mécanismes, cela revient finalement au même que, dans ce livre, la pensée des indigènes sud-américains prenne forme sous l’opération de la mienne, ou la mienne sous l’opération de la leur. Ce qui importe, c’est que l’esprit humain, sans égard pour l’identité de ses messagers occasionnels, y manifeste une structure de mieux en mieux intelligible à mesure que progresse la démarche réflexive de deux pensées agissant l’une sur l’autre ».

Le sentiment qui émanait pour moi tout au contraire d’Afrique ambigüe, c’était que Balandier avait eu l’intention de nous décrire l’Afrique subsaharienne telle qu’en soi. Et là, mon intuition s’était rebellée : je ne savais alors absolument rien de l’Afrique (en matière de connaissance véritable des hommes et des femmes, les lectures ne valent rien) mais elle ne pouvait certainement pas être ce que Balandier en disait.

Vingt ans plus tard je travaillerais, je vivrais, en Afrique, je l’aimerais d’un amour immodéré, je découvrirais qu’elle est absolument tout sauf ambigüe. Je me confirmerais dans le sentiment que Balandier n’avait pas compris l’Afrique parce qu’il s’était protégé d’elle, et les leçons qu’elle enseigne lui avaient échappé du coup entièrement. Bien sûr, l’Afrique, si on se laisse séduire par ce qu’elle est véritablement, à savoir le cordon ombilical du genre humain, on y coule, et si l’on y coule, on y découvre les sources de ce genre humain, et serti dans un voyage dans le temps nous faisant remonter aux origines les plus profondes, le plus sombre secret de tous les temps : la personne que l’on est. Le péril est immense.

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(*) Les cours de Lévi-Strauss auxquels j’ai assisté au Collège de France constitueraient la matière du tome quatre : L’homme nu.

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