CHINE – Les vivants et les morts, par DD & DH

Billet invité

Cette période d’approche de la Toussaint, où notre propre coutume nous invite à nous rapprocher symboliquement de nos défunts, nous fournit l’opportunité de nous pencher sur le rapport que les Chinois entretiennent avec la mort et avec leurs morts. Parmi tout l’arsenal de « ce qui fait société » en Chine, la relation qui lie les vivants et les morts joue en effet un rôle tout à fait primordial.

Pour ce qui est de LA mort, quand elle est « naturelle » (c’est-à-dire quand elle n’est pas excessivement prématurée, occasionnée par des violences, causée par un suicide ou inexpliquée), elle est vécue comme le passage dans une autre forme d’existence qui relève de l’invisible mais reste en quelque façon « branchée » sur le monde des vivants familiers. Dans le cadre de la grande « respiration » de l’univers, la mort n’est pas plus à redouter et à charger de négativité que ne l’est l’expiration par rapport à l’inspiration. Elle correspond à un tarissement progressif de l’énergie vitale (le qi) et à la séparation consécutive des deux sortes d’âmes qui animent le vivant, les âmes « po » et les âmes « hun » : les « po » retournent à la terre tandis que les « hun » seront associées au ciel et viendront animer (au sens propre du terme) la tablette au nom du défunt sur l’autel familial du culte des ancêtres. La mort, phénomène inévitable, mutation inscrite dans le vivant et à l’œuvre dès la naissance est indissociable du grand flux de l’animation Ciel-Terre, elle est donc traditionnellement envisagée avec une tranquille évidence : dans les campagnes, il est encore fréquent que les enfants, dès qu’ils gagnent un peu d’argent à la ville dépensent leurs premières payes pour offrir, comme le plus beau des cadeaux, un cercueil à leurs parents. La mort n’est dérangeante, voire effrayante que lorsqu’elle ne survient pas au terme normal d’un processus de tarissement de l’énergie vitale, celui qui se manifeste avec le grand âge ou suite à des manquements au précepte du yang sheng (nourrir sa vie) entraînant la maladie. En effet elle libère alors un « qi » qui n’a pas eu son content et peut chercher à « parasiter » des vivants. Chez nous aussi on redoutait autrefois les « malemorts » et leurs capacités de nuisance. En Chine la croyance aux âmes errantes et aux fantômes non rassasiés reste extrêmement vivace, et pas seulement dans le fin fond des campagnes paumées ! Tout déséquilibre est créateur de désordres et du « qi en trop » est incompatible avec l’harmonie souhaitable. Quant à la mort par disparition pure et simple, elle est ressentie en Chine, beaucoup plus qu’ailleurs, comme particulièrement inacceptable : on en a eu la démonstration dans l’attitude, à nos yeux « excessive », des proches de passagers chinois disparus dans le crash du vol Kuala Lumpur-Pékin de la Malaysian Airlines.

Comment les Chinois vivent-ils avec LEURS morts ? Dans un rapport de grande familiarité. La mort n’interrompt pas les relations au sein de la famille et les défunts ont leur place dans la maison, là où un bon feng shui a déterminé l’emplacement de l’autel familial comme il a déterminé celui de leur tombe. Ils sont consultés pour toutes les décisions importantes et l’aîné de leurs descendants mâles doit veiller à ne les laisser manquer ni d’encens ni d’offrandes de nourriture. Le « culte des ancêtres » ne consiste pas seulement à cultiver le souvenir des morts, mais aussi à passer avec eux un pacte basé sur un échange de bons procédés : donnant-donnant, des offrandes rituelles contre une protection efficace. Les mânes des défunts sont en quelque sorte préposés à veiller sur la continuité de la famille par la chaîne ininterrompue des générations. « Le clan, tel que l’explique le 37ème hexagramme du Yijing, était considéré comme un capital énergétique globalement constant, partagé entre une part de jour et une part de nuit, une part vivante et une part défunte qui au terme d’un cycle rythmique de cinq générations, analogue à celui que construiront les médecins, retournait de l’invisible dans le monde vivant. Ni jugement, ni réincarnation individuelle, plutôt une vision plus ample qui applique aux familles la rythmique des arbres. » (Cyrille Javary in « Esthétiques du quotidien en Chine » sous la direction de D. Elisseeff. Ed. du Regard 2016). C’est ce capital, à prendre strictement dans le même sens qu’un capital matériel, que les vivants doivent entretenir sans déperdition et même s’efforcer de faire fructifier (c’était le cas sous l’Empire quand un membre du clan accédait au mandarinat : les honneurs liés à cette charge étaient rétroactifs et remontaient aux générations précédentes dont les pouvoirs protecteurs se voyaient ainsi décuplés ! On comprend pourquoi le clan tout entier se mobilisait pour financer les études de ses membres les plus doués. Il est probable que les choses n’ont pas, mutatis mutandis, fondamentalement changé en ce qui concerne les modernes « mandarinats »). L’année chinoise est rythmée par des moments précis voués au rapprochement des vivants avec leurs morts. Le premier de ces moments est le Nouvel An lunaire (chun jie = fête du printemps) : c’est un temps privilégié dans la mesure où il est par excellence celui de la réunion la plus large possible des familles, celui où se resserrent et se réactivent tous les liens de parenté (aujourd’hui, même les membres les plus éloignés qui n’ont pu faire le déplacement sont reliés par skype !) au premier rang desquels sont les liens avec les ancêtres défunts qu’on invite à participer joyeusement au repas et aux festivités. Le deuxième temps est la Fête des Morts à proprement parler (qing ming = pure clarté). Elle a une date fixe : le 4 avril. Ce n’est sans doute pas un hasard si notre Toussaint se célèbre entre l’équinoxe d’automne et le solstice d’hiver, à l’orée des jours de froidure, de chute des feuilles et du déclin de la lumière tandis que la Chine choisit le moment du renouveau visible de la nature, de la floraison neuve du printemps et des jours qui redeviennent lumineux. Le qing ming chinois n’est pas une célébration triste, mais est vécu au contraire comme la date de renouvellement bienvenu d’un contrat (qui marquait autrefois la reprise des activités agricoles sous de bons auspices) de bon augure tant la confiance en l’avenir est en Chine étroitement liée à la pérennité du lien avec le passé. Le jour de qing ming, on nettoie les tombes (voire aussi dans certains cas les ossements), on les décore de « in memoriam » de toute sorte en papier de couleurs, on y brûle de l’encens et quelques liasses de billets de banque factices, on informe les défunts des dernières nouvelles du clan et on dépose, en offrandes, au pied de la stèle des victuailles abondantes qui serviront un peu plus tard au pique-nique traditionnel que la famille est venue partager avec ses morts.

pour-les-defunts

Une troisième date enfin figure au calendrier du souvenir des morts, celle de la Fête des Revenants (gui jie) le 15ème jour du 7ème mois lunaire (dans notre calendrier à cheval sur juillet et août). Ces jours-là, car c’est une bonne partie du 7ème mois qui est placé sous le signe des fantômes, les vivants se soucient des « mal morts » (ceux que nous avons évoqués plus haut) qui ne parviennent pas à reposer en paix. Ils vont donc les accueillir au sein de la communauté (villageoise, clanique, entrepreneuriale…) pour un grand banquet abondant et festif placé sous l’égide de quelques divinités aux pouvoirs démonifuges (on ne sait jamais exactement qui on reçoit !). On guide leur chemin par des lanternes allumées, on leur fait des cadeaux de papier et on les prie de repartir au plus vite une fois rassasiés ! Cette fête est très ambivalente : par ses origines bouddhiques elle a la compassion pour moteur, mais on ne saurait se cacher qu’elle a aussi un but plus prophylactique et intéressé qui consiste à les accueillir pour mieux les chasser !

On peut être surpris et un peu interloqué par le caractère extrêmement matériel des cadeaux et offrandes destinés aux morts en Chine, dans la mesure où les nôtres se contentent du parfum des chrysanthèmes de la Toussaint. C’est que le bien-être des défunts dans leur nouvelle vie dépend totalement de la sollicitude de leurs descendants et leur standing de la somptuosité des offrandes qu’ils leur feront. Lors de l’enterrement, leur seront offerts une maison avec tout l’équipement du confort moderne, une voiture de luxe, un téléphone cellulaire dernier cri (le 7G d’Apple tant qu’à faire !), une garde robe complète pour toutes occasions et bien sûr…un jeu de mah-jong (sans lequel un Chinois ne saurait survivre !). Tous ces objets, en papier et carton, sont réalisés avec grand soin et le maximum de réalisme, même si leur destruction est presque immédiate : tout sera brûlé sur la tombe car les vivants laissent au feu le soin de la transmission vers l’autre monde. Dans les campagnes, on voit encore couramment une autre forme d’offrande destinée au culte des ancêtres : une tête de cochon aplatie. Elisabeth Martens en rappelle l’origine dans « Qui sont les Chinois ? » p. 137 (Ed. Max Milo 2013) : « L’importance accordée aux relations de couple, typique de nos cultures occidentales, est supplantée en Chine par la notion de famille, jia, ,un caractère où apparaît un cochon sous un toit. Une tête de porc était l’offrande minimale lors de la pratique du culte des ancêtres, d’où l’idée que si la famille possède un cochon le lien avec l’invisible est assuré et la lignée sera perpétuée. » Ajoutons à ces remarques que l’importance du bien-être de ses ancêtres pour n’importe quel individu (mâle) – y compris occidental, puisque nous avons bien sûr tenté l’expérience – est telle que, si vous consultez un devin sur votre destinée, la toute première chose dont il s’assure dans sa divination, c’est du degré de satisfaction de vos défunts, le reste en découlant nécessairement…

Nous sentons bien qu’on va nous dire : vos histoires de tombes, de stèles, de recueillement dans des cimetières choisis pour leur bon feng shui, de têtes de cochons, etc…, c’est fort joli, mais qu’est ce que ça devient dans une Chine surpeuplée en voie d’urbanisation galopante ? Il est bien évident que l’objection est tout à fait fondée et que le problème se pose de façon aiguë. Les prévisions statistiques envisagent qu’en 2017 la population chinoise urbaine et suburbaine atteindra près de 62% et, comme on s’en doute, l’incinération est généralisée dans les villes depuis bien des années. Comme le note C. Javary, cela « résout le problème des cimetières, mais pas celui des défunts ni celui du culte ancestral encore compliqué par l’augmentation des phénomènes de dispersion et d’éloignement familial » (ibid.). C’est là qu’intervient la modernité en marche : les offrandes faites aux morts étaient, par leurs reproductions en papier, déjà très largement symboliques, il n’y avait qu’un pas à faire pour les rendre…virtuelles. Ce qui fut fait dès les années 2000 avec les premiers sites de culte des ancêtres 2.0. On peut donc désormais disposer d’enterrements (si l’on peut dire) et de tombes en ligne ainsi que d’un autel des ancêtres virtuel sur la toile : tablette rituelle, photos, biographies, rien n’y manque et, moyennant paiement par carte bleue, plusieurs sites comme www.qingming.com.cn offrent, en un clic de souris, toute la gamme des cadeaux en pixels qu’un brasier virtuel plein écran expédiera aux défunts (qui n’y verront que du feu !). Et d’un autre clic, pourquoi ne pas les mettre même à leur disposition entre terre et ciel, dans un « cloud » où ils se serviront, ça fait rêver, non ?

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