LE TEMPS QU’IL FAIT LE 11 NOVEMBRE 2016 : Le socialisme (digne de ce nom) et M. Trump – Retranscription

Retranscription de Le temps qu’il fait le 11 novembre 2016. Merci à Cyril Touboulic !

Bonjour, nous sommes le vendredi 11 novembre 2016. J’avais fait un premier petit essai : j’avais mis en arrière-plan les chansons de Leonard Cohen que j’avais mises en boucle – Leonard Cohen, qui nous a quittés hier soir –, mais ça ne marche pas [rire], ça ne s’entend pas. Si je mets suffisamment fort, ça couvre ma propre voix. Je vais faire autrement.

Alors, de quoi est-ce que je vais vous parler aujourd’hui ? Eh bien, je vais vous parler de l’actualité mais je vais commencer d’une manière particulière : je vais commencer par vous parler de Lord Adair Turner.

J’ai souvent parlé [de] Lord Adair Turner et j’avais même eu la chance à une époque (j’en ai fait un billet pour Le Monde) de réponses qu’il avait faites à mes questions. Il se faisait que j’avais à la VUB (Vrije Universiteit Brussel), à Bruxelles, j’avais une étudiante qui par des connexions, des relations familiales pouvait facilement entrer en contact avec Adair Turner, et elle avait relayé mes questions et ses réponses.

Lord Adair Turner, c’est un homme d’affaire britannique, il a été anobli pour ce qu’il a fait : il est baron. Il a commencé par être un homme d’affaire de type classique, puis il est passé à la tête de l’organisation patronale en Angleterre, l’équivalent du Medef. Il a été vice-président de Merrill Lynch pour la Grande-Bretagne et puis, plus récemment, il a été à la tête de la FSA (Financial Services Authority), le régulateur britannique. Il a manqué de peu devenir gouverneur de la Banque d’Angleterre, il l’a manqué parce qu’il a pris à rebrousse-poil la City, l’establishment, les « élites » financières britanniques. Et depuis qu’il a perdu son poste, il est à la tête de la fondation de M. George Soros « pour une nouvelle science économique ».

Il vient de publier un livre, je vais vous le montrer, il est là… ça s’appelle, voilà : Between Debt and the Devil (Entre la Dette et le Diable). Alors, qu’est-ce qu’il dit là-dedans M. Lord Adair Turner ? Il dit la chose suivante : le système capitaliste, c’est un système qui a des avantages et qui a des défauts (qui a beaucoup de défauts). C’est un système qui, d’une certaine manière, est assez intolérable mais, mais, mais, il a pour se racheter, il a le fait qu’il a fait augmenter le produit intérieur brut par habitant : il a rendu les gens plus prospères, il a rendu leur vie plus facile. Mais, ajoute Lord Adair Turner, la capacité d’un système économique à rendre les gens heureux dépend de l’état de la technologie, et l’état de la technologie maintenant, eh bien, c’est la robotisation, c’est la logicièlisation, c’est la disparition du travail, la disparition de l’emploi – des choses que vous savez si vous regardez de temps en temps par ici – et, dit-il : depuis que ce mouvement s’est amorcé, le produit intérieur brut par habitant a baissé et du coup – écoutez-moi bien – « le capitalisme a perdu sa légitimité ».

Voilà, c’est M. Lord Adair Turner, donc pas un va-nu-pieds comme moi, qui dit ce genre de choses : il est à la tête de la fondation de M. Soros. M. Soros, vous savez sans doute ou si vous ne le savez pas, eh bien, je vous l’apprends, c’est à mon humble avis, c’est la personne derrière les « Panama papers ». C’est à mon avis lui qui a monté cette opération. Pourquoi je dis ça ? Eh bien, je l’ai dit en voyant le style de l’opération au départ, et puis quand j’ai vu la déclaration officielle du lanceur d’alerte et que j’ai reconnu un copier/coller de différentes choses que M. Soros a dit à différentes occasions, je me suis dit que c’était lui.

Soros aussi, vous le savez peut-être, a fait tomber la livre sterling à une époque en tant que spéculateur, mais c’est aussi une des personnes qui a joué un rôle majeur [dans le fait] de faire tomber l’Union soviétique et le système qui allait avec. Il a instauré par la suite un chapelet d’universités dans les pays où le communisme de type soviétique avait disparu. C’est une personne qui défend ce qu’on appellerait volontiers le « socialisme », si les mots n’avaient pas perdu leur sens dans beaucoup de pays. Ce n’est pas le communisme soviétique, ce n’est pas non plus le système ultra-libéral qu’on connaît par ici en ce moment, c’est une autre voie. C’est une autre voie à laquelle, eh bien, je me rattache moi aussi personnellement, où il y a des noms comme Proudhon, Sismondi, toutes les personnes que Marx a appelé les « socialistes utopiques » : les Fourier, les Cabet, les Considérant et ainsi de suite, Enfantin… voilà, ces gens-là. C’est un courant qui, à mon sens, va voir son heure venir.

Et vous avez peut-être vu la couverture de mon nouveau bouquin (je le regarde là pour essayer de me souvenir du titre mais, malheureusement, ce n’est plus ça qu’il y a sur mon écran) qui s’appelle Se débarrasser du capitalisme est une question de survie. C’est le titre qu’Anthony Laurent avait donné à un entretien que nous avions eu, et j’ai trouvé que c’était un bon titre pour réunir un ensemble de mes chroniques dans Le Monde et Trends – Tendance au fil des années, précédé d’une introduction où on essayera de mettre tout ça sur le papier assez clairement : le message qui émane de l’ensemble de ces papiers sur une période de 10 ans.

Alors, voilà, il y a un certain nombre de personnes… c’est une drôle de combinaison : quelqu’un qui a été fait baron parce que c’est un homme d’affaire tellement impressionnant qu’on lui a reconnu son mérite de cette manière-là, M. Soros, grand spéculateur devant l’Éternel, qui défendent un certain type d’idées, qui sont les mêmes, hein, disons-le bien : ce socialisme-là, c’est le même aussi que celui de John Maynard Keynes. Vous verrez des livres où on dit que John Maynard Keynes n’était pas socialiste parce qu’il appartenait au Parti libéral. Il s’en était très bien expliqué – il était le représentant de l’extrême-gauche du Parti libéral britannique… dont il était le seul représentant ! Dans le chapitre final de sa Théorie générale sur l’emploi, l’intérêt et la monnaie, il appelle ça le « système social que nous appelons de nos vœux ». Le système social que nous appelons de nos vœux, ça avait un nom et ça a toujours le même nom, c’est le socialisme. Et voilà, c’est, à mon sens, ce qu’il faut faire advenir.

Alors, M. Trump là-dedans ? À mon sens, M. Trump va jouer, tout à fait involontairement (ce n’est pas du tout dans ses intentions), il va jouer le même rôle que M. Gorbatchev en Union soviétique : il va être la personne qui va reconnaître ce qui s’est passé. C’est la personne qui va reconnaître quel est l’état actuel des États-Unis, ce qu’ils sont en ce moment. Il ne va pas le faire exprès, ça sera tout à fait indirectement et à l’encontre de ce qu’il va essayer de faire, mais c’est ça qu’il va montrer. Et quand il dit que, l’OTAN c’est terminé, que les pays qui veulent se défendre, ils n’ont qu’à se défendre tout seul, qu’est-ce qu’il fait ? Eh bien, il reconnaît la faiblesse des États-Unis à l’intérieur du système international, maintenant.

Alors, qu’est-ce que ça va obliger – en particulier l’Europe si elle ne veut pas être envahie de tous les côtés par les uns ou par les autres ? Eh bien, l’Europe va devoir se refaire une identité. Ça fait 50 ans qu’elle essaye de le faire, elle n’y arrive pas mais avec ce qui est en train de se passer, le repli des États-Unis va au moins obliger l’Europe à devoir se reprendre, à prendre la décision : « Est-ce que nous sommes quelque chose ou est-ce que nous ne sommes rien ? » Nous sommes 22 % de l’économie mondiale (c’est quelque chose), nous avons une histoire commune qui est celle, comme disait Keynes, d’une grande guerre civile, qui ne s’est arrêtée qu’en 1945 – il y a encore eu des épisodes par la suite. L’Europe doit prendre conscience de l’identité de ce qu’elle est sous peine de disparaître.

Alors, les États-Unis sont mal barrés, l’Europe est mal barrée, l’espèce en général est assez mal barrée. Il y a, et ça, bon, je dirais, d’une certaine manière, c’est un peu inquiétant en soi que le seul espoir dans un livre comme celui de Oreskes et Conway [L’effondrement de la civilisation occidentale (2014)], quand ils font un peu de la science-fiction en disant : « Qu’est-ce qui peut éventuellement sauver la donne ? », qu’ils soient obligés de dire que c’est la Chine parce que c’est la seule qui se préoccupe encore du sort du genre humain dans son ensemble. C’est inquiétant parce que ce n’est pas une démocratie… ça peut être sous une forme particulière le passage, je dirais, à l’« ordre » sous la forme d’une espèce d’insectes sociaux comme les abeilles, ou les fourmis, ou les termites. Ce n’est pas dans la tradition de ma culture ce qu’on peut espérer pour les êtres humains, je ne crois pas que les êtres humains peuvent trouver un bonheur réel en tant qu’individu, en tant que famille, à l’intérieur d’un cadre comme celui-là, sauf en essayant de tricher, ce qui évidemment n’est pas une bonne chose.

Alors, voilà, eh bien, qu’est-ce qu’on peut faire ? Ce qu’on peut faire, c’est lire le message d’espoir qui vient des États-Unis, c’est que les jeunes (massivement) étaient en faveur d’un candidat qui se disait lui officiellement « socialiste », ce qu’il a toujours été. Voilà, Bernie Sanders, c’est quelqu’un qui emploie le mot « socialisme » au sens où ce mot devrait fonctionner, pas comme une étiquette se rapportant à autre chose comme une version soft éventuellement de l’ultra-libéralisme.

Bernie Sanders représentait quelque chose : les étudiants, les jeunes ont voté pour lui. Ce courant est toujours là, c’est celui qu’on trouve aussi présent dans la chanson que j’ai choisie de mettre en avant ce matin à la mémoire de Leonard Cohen, First we take Manhattan, then we take Berlin (D’abord nous prendrons Manhattan, et ensuite nous prendrons Berlin), c’est tout un symbole. Je crois que, paradoxalement, la nomination de Trump (mal élu, mal aimé), élu dans un vote de protestation par une fraction finalement assez minime de la population américaine, ce sont les derniers feux que jette un système qui est à l’agonie – j’ai publié un livre qui s’appelait Le Capitalisme à l’agonie (2011) il est toujours à l’agonie. Le mérite de M. Trump, peut-être, ça sera de précipiter l’agonie et qu’on puisse passer à autre chose. Il faut aller vite parce que l’environnement autour de nous se dégrade, mais je crois que c’est possible.

En France en particulier, il faut tirer les leçons de ce qui vient de se passer en Amérique. Il n’est pas impossible que Mme Le Pen soit élue. Pourquoi ? Pour la même raison qu’aux États-Unis, c’est-à-dire des « élites » qui se désintéressent absolument du sort de la population en général, qui n’ont pas compris la leçon donnée par Keynes qu’on ne peut pas [sans doute] diriger une société par le consensus uniquement, mais une société dans laquelle on encourage, on alimente la dissension, le ressentiment, c’est une société qui est en voie de disparition.

Voilà, parfois les transitions sont un peu, comment dire, ne sont pas douces. Parfois il y a des sauts. Alors, voyons voir ce qu’il va se passer mais il est possible qu’une grande transition soit en train de se produire et qui produira des choses qui apparaîtront peut-être aller un peu dans l’autre sens, mais qui seront peut-être des choses qui faciliteront la prise de conscience de ce qu’il faut faire par la suite. Espérons ! Espérons que ce soit ça !

Voilà, allez, à la semaine prochaine.

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