Frédéric Lordon et l’Imperium. Chapitre 1, par Dominique Temple

Un essai invité en huit chapitres.

La thèse de Frédéric Lordon bouleverse les données traditionnelles parce qu’elle étaye l’intuition des nouvelles générations, qu’au-delà des rapports de force auxquels les révolutionnaires des générations précédentes ont accordé le plus grand prix, l’affectivité témoigne au sein de son hermétisme d’une puissance supérieure.

Nous soutiendrons dans cette discussion le caractère absolu de l’affectivité qui masque un principe exclu de la logique de non-contradiction : le principe du Tiers inclus, dont la réintégration au sein de la logique permet à la raison de s’affranchir de ses aliénations et de se reconnaître un affect propre, celui de la liberté de l’esprit, et à la logique de recouvrer son intégrité. Mais surtout, la réflexion du Tiers au sein de la réciprocité révèle sa nature à la fois comme affect de la liberté et idée de la conscience elle-même, la raison. Dès lors la raison prend le dessus des passions et protège le bonheur de tous du pouvoir de chacun.

I – Similitude et Analogie

Dans son livre, Imperium[1], Frédéric Lordon critique l’idée que la société puisse se définir comme “association libre d’individus souverains”[2]. Il vise non seulement la thèse du libéralisme économique[3], mais celle de l’anarchie (en se référant à Bakounine[4]), et celle du socialisme (en se référant à Proudhon[5]).

Il oppose au contrat, la dynamique mise à jour par la sociologie.

« Ainsi le point de vue proprement holiste de la sociologie prend-il naissance non pas seulement dans l’idée d’un pouvoir de détermination de “la société” sur les individus, mais dans celle d’un supplément, d’une “excédence” du tout sur les parties. Il y a plus dans le tout que dans la somme des parties, et la coexistence des parties fait naître un supplément qui n’est pas inscrit dans leur simple collection »[6].

Mais sur quoi fonder cette excédence ? Frédéric Lordon propose d’aborder la question avec une expérience de pensée qui permettra de dégager le principe à l’œuvre dans la réalité en se référant à Spinoza. Spinoza nous emmène dans un domaine bien particulier : celui de l’affectivité. La société dépendrait de l’organisation de ses affects dont le mécanisme élémentaire serait la similitude[7].

Le premier “affect social” serait, nous dit en effet Spinoza, déterminé par l’imitation[8] entre les protagonistes qui se reconnaissent par leurs intérêts contractuels, force commune qui les entraîne bien au-delà de leurs décisions propres. À partir de l’interaction sociale du contrat dite “horizontale”, la dimension “verticale” résulterait de l’addition des forces individuelles, mais les surplomberait :

« En réalité, on peut s’en faire une image très simple et très parlante : une vague. La vague d’Hokusai par exemple. C’est bien de la masse liquide, du bas donc, que se forme la vague qui s’élève au-dessus de la masse, et vient, par passage du point de déferlement, la dominer d’en haut. Et telle est bien la singulière figure que dessine la transcendance du social, émergée “d’en bas” mais s’élevant au-dessus du substrat qui lui a donné naissance pour le dominer “comme” un “en haut”, en une double dynamique ascendante-descendante où chaque moment capture l’un des termes : l’immanence est la phase ascendante, la transcendance la phase descendante »[9].

Il s’ensuivrait une dynamique qui prendrait donc son élan de l’identité des affects[10].

« L’imitation des affects, lorsqu’elle se déploie à grande échelle, fait alors montre de propriétés puissamment génératives »[11].

Le caractère ascendant et descendant de l’onde collective vient contrecarrer les rapports humains immédiats du contrat social qui, satisfaisant l’intérêt de chacun, sont aplatis sur le plan de l’horizontalité (dans l’image de l’onde ou de la vague).

« De ces transformations qualitatives, on a donné le principe : l’excédence. La transcendance immanente est précisément ce supplément qui naît des synergies affectives sur de grands nombres, là ou les petits nombres, satisfaisant la condition synoptique, peuvent espérer conserver la pleine maîtrise de leurs productions collectives »[12].

Nous savons en quoi consiste le dynamisme horizontal à sa source : l’intérêt des individus, mais le dynamisme vertical est-il toujours de même nature ? C’est à Durkheim que Frédéric Lordon donne la parole:

« Même l’obligation la plus locale ne tient que par l’effet d’une force globale qui lui est extérieure, la force propre du social, cela même que Durkheim nomme la puissance morale de la société – l’autre nom de la transcendance immanente. Il est bien vrai que la science sociale commence avec le nombre trois, c’est-à-dire avec la présence du tiers entre les co-contractants isolés de toutes les robinsonnades. Un tiers d’importance en vérité puisqu’il s’agit de la société elle-même, réservoir de forces incommensurablement supérieures à celles des individus, et qui peut seule les tenir à des engagements que le simple jeu des volontés, c’est-à-dire le plus souvent des intérêts, rendrait d’une parfaite instabilité »[13].

La force morale de la société ne descend donc pas du ciel. Elle naît des seuls rapports terrestres, et parce que le collectif surplombe l’individuel.

« Mais cette force, c’est celle même de l’affect commun, alias la puissance de la multitude, principe de tous les valoirs et de toutes les efficacités normatives. La force du vertical ascendant-descendant, qui tient en réalité les individus à ce à quoi ils croient, quand ceux-ci pensent ne tirer leur valeur que de leur propre fonds. Ainsi les projets d’horizontalité persistent-ils à ne pas voir que leurs conditions morales de possibilité mêmes leur sont fournies par la verticalité qu’ils s’obstinent à dénier. Si locale en soit la réalisation, l’obligation qui tient les individus à un commun participe consubstantiellement de cette verticalité en tant que fait moral »[14].

Nous retiendrons l’idée qu’entre les contractants émerge un tiers qui est doué d’une force morale, et que ce tiers est attribué au collectif. Néanmoins, puisque les individus sont censés être des sujets identiques du fait de défendre tous leur intérêt propre, et le collectif être la résultante de leur sympathie individuelle, ils sont unifiés par le même affect des uns et des autres selon le principe proposé par Spinoza : l’imitation.

Nous avons à élucider le fait que l’affect soit Un et que l’on puisse en parler comme l’affect de la multitude. Et que le sentiment de la multitude retentisse sur celui de l’individu. Que le malheur des autres nous affecte et produise notre compassion….

Que cet affect collectif, puisse naître de l’addition des affects individuels n’est en effet pas évident.

L’affectivité apparaît à l’intersection du monde intérieur du vivant et du monde extérieur à celui-ci. Il n’est pas de sentiment, d’émotion ou de sensation qui ne soit en effet fabriqué dans le cerveau, à la confluence des informations du corps, de la vie donc, et du monde, celles-ci rapportées par les organes des sens, bien que nous n’ayons aucune sensation de l’existence même de notre cerveau. Qu’on les attribue à des esprits, à des anges, à la Nature ou Dieu, les affects ne sont que les manifestations complexes d’une seule et même substance que l’on peut dire la chair de l’univers.

L’affectivité est Une tout en étant infiniment différente en chaque instant, et singulière puisque aucun être ne saurait se nommer du nom d’un autre être, au point que l’on peut dire que l’idée d’un être est la forme de son affectivité. Et nul, dès lors, ne peut savoir ce qu’il en est pour tout autre que lui-même.

Les neurosciences confirment aujourd’hui que l’appréhension affective des événements nous concernant est plus rapide que leur représentation objective, et pas seulement au niveau de la perception : toute représentation conceptuelle est précédée d’une réaction affective comme si elle ne servait que de sa reconnaissance ou de sa confirmation. C’est donc justice de rappeler la thèse de Baruch Spinoza : l’idée est la forme que se donne l’affect. Mais Spinoza soutient ensuite que la transmission des affects des uns aux autres est possible lorsqu’il sont identiques, ce qu’il appelle similitude. Ainsi l’accumulation du même affect par la multitude conduirait à la suprématie de celui-ci.

Mettre en doute la pertinence de cette explication causale n’empêche pas que les hommes puissent éprouver un affect commun, mais le fait exige alors un autre fondement. C’est à l’analogie que l’on peut avoir recours pour expliquer la similitude de comportements présumés avoir une valeur ou un sens identique. L’analogie corrèle l’expression d’un affect à celle d’un affect d’autrui équivalent par la communication. L’analogie est un ressort important de la transformation des réactions instinctives – la peur par exemple – en comportements collectifs qu’elle corrèle par des signaux.

Mais elle peut aussi corréler une sensation biologique mémorisée et un sentiment spirituel. Dans les communautés primitives qui ne disposent pas encore de syntaxe grammaticale, l’image sensible est un recours nécessaire pour dire son sentiment (mais non pas l’inverse !) Le sentiment spirituel naît donc de façon indépendante des expériences sensibles à l’origine de ses images, et c’est au travers du langage que se produit la corrélation entre expériences spirituelles.

Comment à partir de cette autonomie le sentiment spirituel peut-il conduire à des comportements communs ? Le sentiment doit être un sentiment commun dès l’origine. La communauté peut être appelée multitude mais il est indispensable de préciser que la multitude ne saura jamais produire de sentiments communs si elle n’est pas organisée de façon à ce que ses relations engendrent des sentiments communs. La multitude ne peut produire un sentiment spirituel comme la compassion[15] ou la pitié que si elle l’engendre comme valeur commune.

Dès lors le plan de l’horizontalité est le socle de la verticalité de l’imperium par la relativisation des sensations issues de la passion et de l’action des uns vis-à-vis des autres, relativisation qui donne seule naissance à la valeur et au concept dont procède le sens de l’action et de la passion pour tout un chacun. Et la réciprocité est le moyen et le seul qui permette à tous de ressentir en même temps qu’autrui la même chose ou à peu près la même chose. Ces valeurs de référence sont mobilisées lors d’événements qui frappent la conscience de la multitude, simultanément et spontanément, parce qu’elles ont été au préalable construites dans l’expérience de la réciprocité.

Mais la définition de la multitude de Frédéric Lordon, si elle ne fait pas l’impasse sur l’idée d’une structure génératrice du sentiment commun, ne la précise pas.

« La multitude comme concept philosophique dit génériquement le réservoir de puissance du monde social, et l’on pourrait même dire le réservoir de puissance qu’est le monde social. Hors de toute autre considération, des hommes en réunion offrent un rassemblement de puissances potentiellement constitutif d’une puissance collective qui aura tout pouvoir morphogénétique sur l’ensemble qu’ils forment »[16].

À suivre…

[1] Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques. Paris, La fabrique éd., 2015.

[2] « Depuis les bien-nommées théories du contrat social, dont l‘intitulé même ne saurait mieux dire la philosophie atomistique qui les anime, jusqu’aux libres associations de la pensée communiste-libertaire, le schème associatif-contractualiste est, pour l’esprit moderne, l’horizon de la pensée du groupement. (…) Et le lien ne se conçoit plus que comme délibéré, consenti, bref un mouvement réfléchi qui n’appartient qu’à l’individu lui-même. Disons tout de suite que cette modalité de la liaison, de l’entrée en liaison, concentre par excellence les traits les plus caractéristiques de l’individualisme libéral, à qui le fait même de la relation finit par être en soi problématique au regard de l’idée qu’il se fait de sa souveraineté personnelle. » Frédéric Lordon, op. cit., p. 57.

[3] « Cette aporie oxymorique de l’“engagement réversible”, qui dit en fait la revendication d’absolue souveraineté du désir individuel, trouve sans surprise son expression la plus aboutie dans les pratiques économiques, et spécialement celles de la finance à l’époque de la mondialisation. » Ibid., p. 58.

[4] Ibid., p. 59-60.

[5] Ibid., p. 60.

[6] Ibid., p. 61.

[7] « Le mécanisme élémentaire de cette composition réside dans l’émulation dont Spinoza donne le principe en Éth., III, 27 : “Du fait que nous imaginons qu’un objet semblable à nous et pour lequel nous n’éprouvons aucun affect, est quant à lui affecté d’un certain affect, nous sommes par là même affectés d’un affect semblable.” » Ibid., p. 63-64.

[8] « Le simple spectacle d’un individu humain quelconque, pourvu qu’il soit affecté, nous affecte immédiatement nous-même et d’un affect qui n’est pas autre chose que son affect à lui, pour ainsi dire “importé” en nous par émulation. » Ibid., p. 64.

[9] Ibid., p. 68.

[10] « Et l’antagonisme se structure selon une dynamique qui mobilise les rendements croissants de l’imitation : plus un certain parti, soutenu par les affects qui font sa force propre d’adhésion, a été adopté par un grand nombre d’individus, plus sa puissance d’émulation affective est grande, et plus il se montre capable d’induire de nouveaux ralliements. Les grosses coalitions défont les plus petites, si bien que, par étapes successives il n’en reste qu’une : le groupe a alors entièrement convergé en un affect commun, support par exemple d’une certaine manière de sentir ou de juger. » Ibid., p. 64.

[11] Ibid., p. 64.

[12] Ibid., p. 74

[13] Ibid., p. 75.

[14] Ibid., p. 76-77.

[15] La compassion est un choix heureux de Spinoza puisqu’elle est le premier des sentiments évoqués par l’étymologie du mot réciproque, du moins dans sa version grecque : le mot réciproque se dit antipeponthos du verbe antipasquein qui signifie souffrir (pasquein) à son tour ou face-à-face (anti).

[16] Ibid., p. 103.

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