Dominique Temple et Mireille Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines (IV) La réciprocité chez Aristote

Billet invité. Quatrième partie d’un résumé par Madeleine Théodore du livre de Dominique Temple et Mireille Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, Paris : L’Harmattan, 1995.

         La réciprocité chez Aristote

Les vertus particulières comme le courage, la tempérance, peuvent toutes se définir par le ni l’un ni l’autre de deux extrêmes opposés. La vertu est juste milieu par rapport à deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut. La justice est une vertu qui ne peut être définie sans faire intervenir un rapport de réciprocité par rapport à autrui. L’amitié ou philia comme la grâce ou charis naissent à leur tour de cette relation, appelée la relation symétrique parce qu’elle est un don qui respecte le désir d’autrui

La première expression de cette réciprocité, Aristote l’appelle libéralité ou générosité. La libéralité consiste à bien user de la richesse. Le don juste correspond à la demande d’autrui et réciproquement, recevoir est juste si cela est nécessaire ou bien pour redonner.

Une première expression d’une perfection plus élevée que la générosité est la magnificence, qui est une sorte de sacrifice à l’avantage de la communauté.

Au-dessus de la magnificence apparaît la magnanimité : le magnanime est au-dessus des biens et des richesses, il méprise la vie et la mort.

La justice quant à elle est une vertu de l’homme de bien mais plus haute que toutes les vertus, elle les contient toutes, elle est la vertu intégrale, universelle, elle est la mise en œuvre parfaite de celle-ci.

En quoi se distinguent la vertu et la justice ? Elles sont identiques, mais leur essence n’est pas la même. S’il y a rapport à autrui, il y a justice. S’il y a rapport à tel état du caractère, il y a vertu.

La justice est l’égalité : le juste, c’est l’égal. Elle présente toutes les vertus parce qu’elle représente elle-même l’expression du juste milieu. Cependant, l’inégalité comme l’égalité n’existent pas en soi, elles ne se définissent que par un terme de comparaison d’une part et par rapport à autrui d’autre part. Le juste requiert donc nécessairement quatre termes au moins, car les personnes pour lesquelles le juste est juste sont au nombre de deux, et les choses en quoi le juste se concrétise sont aussi au nombre de deux.

La justice est ainsi le fruit de la réciprocité, mais avec celle-ci la relation de réciprocité est encore pétrifiée dans le formalisme de la loi. Or, selon Aristote, la matière des actions morales est, au plus profond d’elle-même, rebelle à toute législation universelle.

Pour vraiment dépasser la justice, il faut une dimension affective, la philia. Celle-ci est vertu mais est supérieure à la justice. C’est l’amitié qui maintient la cité. Elle est la plus haute expression de la relation symétrique, elle consiste à vouloir le bien de ses amis pour leur propre personne, la perfection de l’amitié vient du souci de l’autre.

Il existe une opposition entre la philia parfaite et ses formes inférieures. La philia fondée sur la vertu est supérieure à la philia fondée sur l’utile. Dans celle-ci, si on veut préserver la logique du don, c’est le donataire qui doit fixer le montant du contre-don. L’idéal serait que les deux parties tombent d’accord pour fixer une rétribution qui soit équitable aux yeux de l’une de l’autre. Aristote va jusqu’à interpréter l’échange lui-même en termes de dons car il y a quelque chose d’amical dans le délai consenti par le prêteur. Entre qui rend plus de services et qui a plus de besoins, il ne devrait donc pas surgir de conflit : le supérieur gagne en honneur et le besogneux en gain.

Le principe est toujours le même, il y a une contradiction irréductible entre l’honneur et l’intérêt matériel. L’honneur est l’expression de l’humanité du donateur. Le don se suffit à lui-même : Aristote dénonce l’idée que le don soit à l’origine du crédit, idée que l’on retrouve à la base de toutes les thèses assimilant le don à l’échange. L’artiste, considéré comme donateur par rapport à son oeuvre aime plus celle-ci que lui-même car ce qui fait que nous sommes, c’est notre activité. L’artiste aime son oeuvre parce qu’il aime d’abord être. Le donateur reçoit du donataire la joie de pouvoir se dire vivant. Mais c’est l’autre qui ouvre l’espace de la vie, qui fonde le véritable sujet, la responsabilité. La vie est remerciement, gratitude. Elle est la réponse de l’être qui s’épanouit de bonheur. Cet épanouissement est sa beauté, qui est le visage de l’être, l’éclat de la vie, sa gloire.

         La philia est la joie du bienheureux

L’homme qui atteint la vie la plus haute, la vie contemplative, a-t-il encore besoin de l’amitié ? Le bonheur n’est pas une possession que l’on accumule mais une activité, une énergie. La présence d’amis permet à l’activité de l’homme heureux d’être plus continue car il n’est pas facile, tout seul, d’exercer une activité de manière continue ; avec d’autres et pour d’autres, c’est plus facile. Si l’homme a besoin d’amis, ce n’est pas parce qu’il possède la conscience mais parce qu’il la possède dans un état imparfait. Notre perfection à nous dit rapport à autre chose, tandis que Dieu est sa propre perfection. Ce qui nous est propre est plus facile à contempler dans l’autre qu’en nous-même.

         La conscience suppose-t-elle la réciprocité ?

La philia n’est pas seulement une mise en commun du sentiment d’exister de chacun. Elle a un rôle plus immédiat, un rôle dans la révélation de l’être. L’homme heureux aime à communiquer avec ses amis parce que le sentiment partagé dans l’égalité est supérieur au sentiment qu’il a de lui-même. La question se pose : la structure de la réciprocité est-elle la matrice de la conscience ou bien faut-il maintenir que la conscience humaine apparaît dans l’individu ? La conscience a comme condition d’existence le politique, ce en quoi elle diffère de celle de l’animal. Il s’agit d’une conscience commune : si les vertueux ont besoin d’amis, c’est pour pouvoir penser.

         L’intimité

La philia et surtout l’amour nous révèlent ce qui nous est propre. Or une structure en est la condition : la réciprocité. La vie d’intimité est l’acte d’amitié, elle lui permet de s’épanouir. Cependant la communion n’est pas fusion et les consciences ne sont pas nécessairement identiques. L’intimité ne peut être partagée qu’avec des amis peu nombreux parce qu’elle requiert une structure de réciprocité. L’amour a tout d’une pointe extrême, et pareille pointe aboutit normalement à une personne unique. Le paradigme de la réciprocité symétrique, c’est l’amour. Contribuer l’un et l’autre à la naissance de l’idée ou du sentiment, voilà la dynamique créatrice de la philia. Ce que nous contemplons en l’autre plus facilement qu’en nous-même, ce ne peut être notre moi, notre identité particulière. C’est plutôt notre humanité, cet esprit dont nous participons mystérieusement. « Ce qui nous est propre est le Tiers de la réciprocité, quelque chose d’indivisible et d’irréductible à la nature des partenaires. Parce que le Tiers ne peut exister sans l’autre, je le vois rayonner sur son visage. Ce que le miroir reflète, ce n’est pas moi, c’est ce qui n’est en moi que révélé par l’autre.

         La grâce

La philia est un amour réciproque qui, s’il inclut le don désintéressé jusqu’au sacrifice de soi, inclut aussi le désir et la possession. La réciprocité n’est pas ordonnée au retour du don dans un esprit d’échange, elle est ordonnée à la naissance de l’être du Tiers, et c’est pourquoi le don peut être gratuit et la réciprocité nécessaire. C’est parce que la réciprocité crée un Tiers que l’on ne peut aimer sans réciprocité, mais ce Tiers n’appartient à personne. Le Tiers est pure grâce, et la grâce est perdue sitôt que l’échange remplace la réciprocité. La grâce est la plus haute vertu chez les Grecs, la réciprocité du langage précède la mère, l’amitié consiste davantage à aimer qu’à être aimé : reconnaître à l’autre d’être plus que soi-même et l’aimer pour cela davantage est la façon dont l’amour se hisse à la hauteur de son exigence.

(à suivre…)

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